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Je fis une Carte Bleue et nous regagnâmes Dizzie Mae.

Je pensai vaguement à Chess, tout en conduisant, puis mes pensées dérivèrent insensiblement, comme d’habitude, et se fixèrent sur ce qui m’était arrivé et auquel je me cognais inlassablement comme une guêpe dans une bouteille. J’avais attendu Marisi dans l’intention de le descendre, mais je ne savais pas si je l’aurais fait, s’il n’avait pas pris les devants en m’arrosant avec son antique Webley 38. Je l’avais abattu avant qu’il ait fini de vider le barillet, d’une seule balle de 45 qui l’avait frappé en plein cœur. Je n’avais pas eu beaucoup de mérite au fond : malgré ses rodomontades, il n’était qu’un truand sans grande expérience des armes à feu et sans rien du tueur. J’aurais pu attendre que l’orage passe et qu’il finisse d’éparpiller ses balles au petit bonheur, au lieu de l’expédier sans autre forme de procès. Je l’avais abattu comme un chien. Et je n’avais rien trouvé dans sa Mercedes.

Je ne lui avais pas laissé l’ombre d’une chance.

Et je l’avais buté pour rien.

Rien du tout.

Pas question de légitime défense, mais j’étais le seul à le savoir.

Anita bougea dans son siège, alluma une cigarette et me posa la main sur l’épaule. J’étais seul à savoir que j’avais flanché — une seule fois, mais c’était une fois de trop. J’étais seul à savoir ce qui bouillait dans ma marmite. Rien de reluisant. Elle me pinça un peu le tissu de la veste.

— Tu m’enlèves, Cavallier ?

— Serait-ce bien raisonnable ?

— Et si j’en ai envie ?

Dizzie Mae ronronnait doucement. Anita se lova contre moi, par-dessus la colonne de transmission. Elle me passa le bras autour du cou, ses cheveux me frôlèrent la joue et elle resta tranquille quelques kilomètres, pendant que je me faisais à sa chaleur. Puis elle écrasa sa cigarette et posa sa paume sur mon genou droit. Elle en avait très envie. Il me sembla que tout allait trop vite. Je me demandai si elle avait suivi des cours par correspondance, ou si elle était beaucoup moins innocente qu’elle en avait l’air, tant son ardeur était convaincante et communicative. J’étais un tout petit machin rabougri et fatigué, côté cœur comme côté jardin, mais elle en fit quelque chose de très capable et décidé.

Je faillis me mettre à ronronner aussi. Les feux de la ville ne la calmèrent pas le moins du monde. Elle avait de très beaux seins fermes et lourds, avec de larges auréoles brunes, dures comme du cuir bouilli. Je ne parvins pas à refermer son chemisier avant d’arriver à bon port. Pas plus dans l’ascenseur qui nous propulsa à son étage. Elle habitait un vaste studio dans un immeuble réhabilité du centre. Il me restait beaucoup de choses à apprendre sur les jeunes filles modernes. Je m’en rendis compte lorsqu’elle s’éclipsa pour revenir dans une tenue des plus éloquentes. On ne pouvait parler de fanfreluches, tout était en soie, minuscule, judicieux et hors de prix. Je pus constater que sa peau avait partout le même hâle discret, couleur de miel, lorsqu’elle pivota sur ses talons aiguille avec beaucoup d’à-propos et de langueur sans rien dissimuler, les coudes levés tout en défaisant ses cheveux qui lui dégringolèrent jusqu’à la moitié du dos. Elle me considéra avec un sérieux réfléchi par-dessus son épaule. Je me sentis les paumes moites et la gorge en carton, et le sang se mit à me gronder aux oreilles. Elle s’approcha avec une lenteur préméditée, sans me quitter des yeux. L’envie me prit bien entendu de foutre le camp à bride abattue, mais je fus trahi par moi-même. J’avais les jambes en plomb et les extrémités glacées. Et lorsqu’elle me renversa sur le lit en s’en prenant à ma ceinture de pantalon, il fut trop tard. Toutes les raisons positives de me tirer (des raisons de gagne-petit) s’évanouirent entre ses doigts et sous sa langue. Il m’en vint d’autres de rester. Très précises et circonstanciées, celles-là. On a beau croire et beau dire, il reste toujours un peu d’appétit et de courage entre les jambes, une opiniâtreté à vouloir, contre vents et marées, en dépit du bon sens.

Et ce fut violent et doux, tendre et brutal. Très joyeux. Deux heures sonnèrent à l’église, derrière le marché couvert, puis trois heures. Je lui tendis une cigarette allumée, au jugé, la tête en arrière sur son ventre plat et dur. Je sentis ses doigts dans mes cheveux, je roulai sur le côté, ma bouche trouva le petit brasier en haut de ses cuisses qui s’ouvrirent sur leur fruit gonflé qu’elle ne marchandait pas. Je comptai cinq heures. Elle avait les yeux grands ouverts dans la pénombre. Elle me regardait, appuyée sur un coude.

— Jacques, tu es le deuxième. Le premier ne compte pas.

— Fichtre.

— C’était une bêtise. J’ai couché avec lui en pensant à toi.

— Alors je suis le premier.

— Le premier et demi… Est-ce que tu as remarqué que j’avais le trac ?

— Pas exactement.

— Qu’est-ce que tu as remarqué, alors ?

— Que moi j’avais le trac. (Elle rit du bout des lèvres. Je caressai ses épaules fraîches, enroulai ses cheveux autour de mon index). Tu ne me crois pas ? Aniti ; je suis un vieux machin fatigué. Trop d’heures de vol. Je me fais l’effet d’un vieux truc en imperméable à la sortie des écoles. Est-ce que tu regrettes ?

Je m’attirai la réponse que je méritais. Elle me tambourina les côtes et me traita d’imbécile.

— Je ne regrette pas, Jacques. J’aimerais que tu arrêtes de sortir des conneries plus grosses que toi. Je suis majeure et vaccinée, je vote depuis quatre ans et je paie des impôts. Trop, si tu veux le savoir…

— Nous en sommes tous là, mon ange.

— Tu ne m’as pas violée…

— Indeed… Ça serait même plutôt l’inverse.

— Alors ? À te croire, tu serais plus vieux que Mathusalem. On dirait que ça te plaît de te traîner dans la boue. Ou c’est pour te faire plaindre ? À quoi tu joues ? Question emmerdes, tu n’es pas tout seul, qu’est-ce que tu crois ? C’est rose pour personne. Tu n’es pas au bout du rouleau. Peut-être que tu as besoin d’un bon coup de pied au cul, c’est tout !

— Pour ça, je te fais confiance…

— Tu crois ?

— Certain : le jour où tu me vireras.

Je l’avais encore bien cherché : elle me répondit par une grossièreté. Puis elle me serra contre elle et m’embrassa, comme si elle avait deviné que je me sentais très triste, tout à coup. C’est que j’avais tiré des plans sur la comète. Lorsqu’elle aurait trente ans, j’en aurais presque cinquante, et quand elle serait dans la plénitude de l’âge, j’aurais déjà attaqué la bretelle de sortie. J’avais peur de la perdre, comme si quelques heures passées ensemble me donnaient le droit de vouloir la garder. Comme si lui avoir fait l’amour m’y autorisait. Je m’étais menti pendant des mois. J’aimais Anita, j’étais tombé amoureux comme le premier crétin venu et j’avais peur de la perdre. Rien de très intelligent. Plutôt que le reconnaître, j’avais été distant et sarcastique avec elle, du moins au début, et même par moments franchement désagréable. Elle n’avait eu aucun mal, le moment venu, à percer mes défenses.

— Écoute, lui dis-je en écartant son visage, autant te dire la vérité.