— Tu as quelqu’un d’autre ?
— Non. Personne. Seulement toi. Tu comprends ?
— Où est le lézard ?
— Ah, merde… J’ai peur.
— De quoi ?
— Je sais pas, moi. Que tu te barres, par exemple.
— J’espère que tu auras peur longtemps, me confia-t-elle.
Et elle se mit à pleurer en me picorant la figure avec ses lèvres.
Je ne dormis pas. Je la tins contre moi, pendant que je jour se levait. Je la regardai enfoncée dans le sommeil sortir de la nuit, entortillée dans le drap, comme si de rien n’était, avec son beau visage tranquille, ses lèvres gonflées, toute occupée à dormir de tout son saoul, je la regardai s’expliquer avec le sommeil. Elle y déployait la même ardeur qu’elle avait mis à faire l’amour. Je lui effleurai la hanche lorsqu’il fut l’heure de se réveiller. Elle bredouilla quelque chose en ouvrant les genoux, cambra le dos. Et m’attira sans ouvrir les yeux.
Nous avions beaucoup de temps à rattraper.
Nous arrivâmes ensemble au journal, pas tout à fait bras dessus, bras dessous, mais tout de même ensemble, ce qui ne parut faire sursauter personne. Je montai voir Tellier en faisant sonner les marches en fer sous mes pas. Lorsque j’entrai, il parcourait un télex et je le laissai terminer, puis je lui annonçai que, tout compte fait, je n’aurais pas besoin de m’absenter et il m’examina sans mot dire en me désignant un siège. Je m’appuyai au dossier, allumai une cigarette. J’avais quelqu’un à voir à la chambre d’agriculture en début de matinée, pour une vente de terrains à la chandelle, avec un sac en vue à cause du droit de préemption de la SAFER. Rien qui fût susceptible d’influer sur le cours du soja au jour le jour, mais tout de même suffisant pour justifier mon salaire. Ensuite, je passerais à l’Union Départementale CFDT où on me tenait un communiqué au chaud sur les projets de licenciement à Electrap.
— Okay, me dit Tellier. Passe chez Blin en revenant. Il a un papier pour moi. (Il prit un air souffrant.) Ça te dirait de couvrir le Festival de Théâtre Pour la Jeunesse ?
Je me sentais bienveillant. J’écartai les paumes.
— Pourquoi non ?
— Ça sera aussi nul que les autres années, mais le Conseil Général y tient, et le maire aussi. Je compte sur ta bienveillante neutralité et ton sens habituel du flou artistique. Sabine ne veut plus en entendre parler. (Il sourit un peu, économe de tout.) Depuis que son jules lui a déniché une vilaine affaire d’abus de biens sociaux, elle est persuadée de bosser pour le Washington Post.
— Fichtre, mon bon !
— Passe voir Achille, pour le Théâtre. Joue-lui un bon coup de flûte.
— Un enchantement !
Il cessa de sourire, posa les yeux sur ma barbe de la veille.
— Panne de rasoir ?
— Non, panne d’oreiller.
Il eut une mimique désabusée. Je passai quelques minutes dans le placard qui me servait de bureau et dont la fenêtre munie de barreaux donnait sur le monument aux morts. Jo et Pérez, les spécialistes des sports me tombèrent dessus. Ils faisaient tous deux des efforts louables pour paraître sortir d’un polar des années quarante, et ils n’étaient pas loin d’y parvenir. J’évitai le deuxième degré de justesse. Ils ne m’aimaient pas, parce qu’à leurs yeux, j’étais toujours un lardu. Ils s’étaient ramassé une bâche avec Anita — et c’était une autre raison de m’en vouloir.
Lorsque je sortis, elle se battait avec le Transpac, mais elle trouva le moyen de m’adresser un petit salut gracieux avec le bout des doigts, et comme je lui répondis par mon habituel sourire sceptique, elle fit mine de m’envoyer son pot de crayons à travers la figure.
Dizzie Mae démarra au quart de tour. Avant de démarrer, je contrôlai que mon sac à appareils se trouvait toujours derrière le siège du passager. Il ne me fallut qu’une seconde pour enregistrer que quelque chose clochait — et pour qu’une giclée de salive glacée me remplisse la bouche. L’une des poches avant était mal refermée. Dans le feu de l’action, j’avais laissé une brique de matériel à découvert et autant pour mes crosses. Je hissai le sac. Il avait été fouillé. On n’avait rien pris, je m’en assurais rapidement, mais il avait été fouillé, sans beaucoup de méthode. Mon cœur fit un double saut périlleux avant, comme dans un trou d’air, et je me passai les doigts sur la figure. J’ouvris la boîte à gants. Il y régnait une joyeuse pétaudière. J’allumai une cigarette. Dizzie Mae ronronnait doucement. Quelqu’un klaxonna derrière et je manquai me flanquer le crâne dans le montant de portière. Je me retournai : la fille me sourit derrière son volant et, par gestes, me fit comprendre qu’elle attendait pour se garer. Je refermai la boîte à gants, mis le cligno et décrochai. J’avais envie de dégueuler et les coudes en verre filé. Mon pied droit dérapa sur l’accélérateur et Dizzie Mae piqua du nez en protestant, le moteur s’étouffa, repartit… Je me battis avec le volant. Je me battis avec la ceinture de sécurité. Je me battis avec l’envie de tout plaquer, de passer à la banque et de me tirer dans l’instant. Je me battis avec la longue houle de la peur, m’essuyai les doigts sur ma cuisse.
Il faisait un temps gris, frisquet.
Avec une demi-longueur d’avance, je pouvais faire un petit bout de chemin avant qu’on me rattrape. Il fallait courir en zigzag, comme un lièvre à travers la luzerne, et ne pas s’arrêter. Dégager tout de suite, leur partir entre les jambes avant qu’ils aient le temps de mettre en joue. Et courir, courir… Je balançai la cigarette par la fenêtre. Je fis le plein chez Total, en profitai pour examiner les serrures pendant que le grand Bernard vérifiait le niveau d’huile. Je ne relevai pas de trace d’effraction.
— Tout est O.K., mon Prince, claironna Bernard. Ça fait quatre cents balles, sec. (Il me confia à mi-voix :) Benito organise un petit flambe, samedi, avec le gratin. Tu en es ?
— Pourquoi pas ?
Il braqua ses larges yeux jaunes sur moi.
— Tout baigne ?
— Ouais…
— On dirait pas… Le fisc te fait des misères ?
— Si seulement ! (Je le payai. Il enfonça les billets dans la petite sacoche qu’il portait sur la hanche droite. Je le gratifiais d’une grimace qui ne lui parut sans doute pas très convaincante, mais il s’abstint d’en remettre.) Non, Bernie, tout baigne.
Il tint la portière pendant que je démarrais, la claqua au dernier moment. Le grondement du moteur couvrit ce qu’il me dit, mais il me sembla qu’il s’agissait plus ou moins de quelque chose à propos de tourisme et de Grecs. Bernie Le Mataf n’était pas un gonze facile à rouler. Il avait la tête près du bonnet. Si je lui confiais mes tracas, je savais qu’il commencerait par passer dans la réserve remonter son M 16 et se bourrer les poches de 5,56. Et en route pour le grand nettoyage de printemps. Il vivait dans un monde en noir et blanc, et pour un certain nombre de raisons, dont certaines étaient parfaitement respectables, il s’estimait redevable à mon égard. Seulement, il avait une jeune épouse et un moufflet de deux ans, et un sursis au cul. J’avais eu du mal à lui obtenir la gérance de la station.
Dans le rétroviseur, je le vis planté au milieu de la piste, les mains aux hanches, à suivre des yeux Dizzie Mae. Il ressemblait à Sam Shepard. J’accélérai un bon coup. Le compte-tours frôla le rouge. Pas question de l’embarquer dans ma galère : pour rien au monde, je n’aurais voulu que mon filleul se retrouve orphelin. Devant la Maison du Peuple, j’étais déjà à cent. Je longeai la voie de chemin de fer sans lever le pied. Cours, Camarade… Je courus jusqu’à la Chambre d’Agriculture, où un pisse-froid m’attendait avec un sourire de loup. Je passai à l’UD-CFDT, où je fus accueilli par un trotsko avec une bâche de communard et une moustache de stal’. Dans son arrière-boutique, Blin me confia un pli cacheté pour Tellier, en se plaignant du prix des alarmes et de leur peu de fiabilité. Il tenait la plus belle bijouterie du canton. Il me fit voir le Walter 9 mm suspendu par le pontet à un crochet, sous son établi. Je soupesai l’arme, éjectai le chargeur et actionnai la culasse. Une cartouche se fit la paire. Je la ramassai, remis tout en place et lui rendis l’arme en la tenant par le canon.