Dans ses liens le Turc se redressa et, dédaignant celui qui venait de parler, il planta ses yeux noirs dans ceux de Morosini.
— Non. Pas de papier ! Il avait ma parole et savait que je n’y manquerais jamais. Je suis peut-être un meurtrier mais je suis, avant tout, un homme d’honneur. Cette parole, je vous la donnerai à vous si vous me laissez partir librement vers mon pays. Personne ne saura jamais rien de ce qui s’est passé ici !…
Il y eut un silence. Les trois autres protagonistes de la scène pesaient ce qu’ils venaient d’entendre. Enfin, le comte émit en haussant les épaules :
— C’est un peu mince comme garantie, vous ne trouvez pas ?
— Non, fit Aldo dont le regard ne quittait pas celui du prisonnier. Non, je ne trouve pas. À moi sa parole suffira… ou alors je ne sais plus juger un homme…
— Vous voulez le libérer ? Qui vous dit qu’il ne nous sautera pas dessus aussitôt ? Nous ferions mieux de le livrer à la police.
— Vous rêvez, mon cher comte ! Vous imaginez la police pataugeant dans cette histoire plus que bizarre ? À moins que vous n’ayez vraiment envie de faire connaissance avec les prisons helvétiques ? Elles ne doivent pas être beaucoup plus confortables que les autres et, en outre, si votre femme doit rester en dehors de tout ceci, vous auriez gagné…
Sans attendre la réponse, il se pencha pour libérer Achmet de ses liens et l’aida même à se relever en concluant :
— À moi sa parole suffira et j’en prends la responsabilité…
Debout, le Turc considéra ce prince qui refusait de le traiter en malfaiteur et s’inclina devant lui.
— Merci, seigneur ! Vous avez la parole d’Achmet Chelebi. Vous me rendez la liberté et je ne l’oublierai pas. Mais, avant de partir, je vais vous aider.
Il alla prendre, dans le véhicule, l’une des couvertures que les routes de montagnes avaient rendues nécessaires. Puis, après en avoir vidé soigneusement les poches, il enveloppa soigneusement le cadavre qu’il alla déposer dans la tombe ouverte à la place que le défunt avait réservé à Manfredi, après quoi il combla la fosse avec une partie de la terre et, aidé cette fois par Giuseppe, replaça les dalles que les deux hommes tassèrent de tout leur poids.
— À présent, dit-il, il faut disperser ce qui reste de terre. Avez-vous une brouette ?
Giuseppe se chargea d’aller en chercher une à laquelle il joignit deux balais et, toutes ses craintes définitivement envolées, aida le Turc à nettoyer la chapelle. Quand ils eurent fini, plus rien ne laissait supposer qu’il s’était passé quelque chose en cet endroit tant le travail était bien fait.
— La porte refermée, je jetterai la clef, dit Manfredi. Ainsi il se passera un moment avant que quelqu’un entre ici…
— Vous pouvez partir maintenant, dit Aldo au Turc. Je vous souhaite de longues années dans votre pays. Des années de paix… et d’oubli.
— J’ai déjà tout oublié…
Et il partit vers son destin avec, au fond des yeux, cette flamme qu’allume toujours le sentiment de la liberté retrouvée.
— Les papiers sont en règle, dit Morosini en le regardant démarrer doucement. Avec la valeur du fourgon et ce qu’il emporte, il va pouvoir recommencer une vie dans son propre pays.
— Grâce à vous, mon cher prince, cette dangereuse affaire finit bien, soupira Manfredi. Mais Dieu, que j’ai eu peur !
La nuit était bien avancée quand Giuseppe, redevenu le parfait serviteur, un rien compassé, qu’il était auparavant servit aux deux hommes un merveilleux café accompagné de quelques sandwichs avant de se retirer avec discrétion. Manfredi, alors, alla prendre le sac de velours noir sur la table où il l’avait abandonné, l’ouvrit et en tira, un à un, les joyaux qu’il disposa sur le bois poli. Ses gestes étaient doux, respectueux même, pourtant Morosini nota que ses mains tremblaient de nouveau. Quand ce fut fait, il prit les émeraudes fatidiques et vint les donner à Aldo.
— C’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Je crois que vous les avez bien gagnées !
Ce furent alors les mains d’Aldo qui frémirent quand les « sorts sacrés » touchèrent ses paumes mais il les referma dessus avec un inexprimable sentiment de joie et de victoire : il tenait enfin la rançon de Lisa ! Cet instant le payait de ces mois d’angoisse, de peines, de durs travaux, de désespoir même. Il allait retrouver son bonheur !
— Merci, dit-il seulement.
Avec un geste qui balayait toute gratitude, Alberto Manfredi retournait vers la table où étincelaient toujours la tiare, le collier, les bracelets et les bagues. Il les contempla tandis qu’Aldo se resservait du café, passa dessus un doigt précautionneux :
— Qu’en feriez-vous à ma place ? demanda-t-il.
— Ce ne sont pas les banques qui manquent en Suisse, sourit Morosini. Toutes pourvues de coffres inviolables et de toute façon vous en avez sûrement un. C’est là qu’il faut les déposer au plus vite car je ne vois pas quelles explications vous pourriez donner à votre femme si elle les voyait.
— Et si… si vous les emportiez ?
— Moi ? Mais pour quoi faire ? Si vous n’avez pas de coffre, louez-en un !
— Ce n’est pas cela…
Il semblait tout à coup si gêné qu’Aldo se demanda ce qu’il avait derrière la tête. Il allait poser une question quand Manfredi demanda :
— À votre avis, est-ce que je peux en disposer à mon gré ?
Cette fois Morosini commençait à comprendre mais n’en fit rien paraître :
— C’est selon la façon dont on voit les choses. Si l’on s’en tient à la lettre des volontés de la grande-duchesse, vous devez les conserver par-devers vous comme un précieux souvenir de vos amours avant de les ensevelir avec vous, lorsque vous irez dormir auprès d’elle votre dernier sommeil…
— Mais je n’ai pas la moindre intention de me faire enterrer auprès d’elle. Surtout en compagnie de qui vous savez. Et c’est d’ailleurs impossible : nous irons à Vérone, moi et ma femme ! s’écria Manfredi avec impatience.
— Calmez-vous ! Je n’en doute pas, sinon ce que nous venons de faire ne servirait à rien. En outre, l’intention de nuire était patente chez la grande-duchesse quand elle vous a fait ce cadeau à la fois magnifique et empoisonné. Je pense qu’une fois la lettre de décharge partie pour Bregenz avec nos signatures – c’est moi, bien entendu, qui vais remplacer Achmet comme témoin – le notaire la classera. L’oubli et la poussière commenceront leur œuvre…
— Oui, mais, quand je mourrai moi-même, ce notaire ou son successeur pourraient demander une vérification et…
— … et ce serait difficile si les joyaux sont vendus ? C’est pour cela, n’est-ce pas, que vous souhaitez me les confier ?
— Oui.
Il prit entre ses mains le somptueux collier d’émeraudes et de diamants et en caressa les pierres. Puis, toujours sans regarder son hôte, il lâcha :
— Nous partageons maintenant un lourd secret et dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais encore quelque chose. Je suis ruiné, mon cher, ou peu s’en faut…
— Ruiné ? Vous ?
La surprise de Morosini était sincère. Pour lui, Alberto Manfredi était l’un des hommes les plus riches d’Italie. Mais celui-ci reprenait :
— Oui, moi !… En dehors de la sépulture à laquelle je faisais allusion il y a un instant, il ne reste rien de mes biens à Vérone. Les gens de Mussolini m’ont tout pris. Il me reste cette villa et quelques miettes. Je songeais même à vendre ma collection de turquoises. Alors ce trésor qui me tombe dessus est incroyablement bienvenu, quelles qu’en soient les circonstances…
— Je comprends ! fit Morosini avec compassion.
Manfredi, alors, eut un petit sourire triste :
— Non, vous ne comprenez pas comment, même amputée, une fortune comme la mienne a pu s’évaporer ? Cela tient en un seul mot : le jeu.
— Vous jouez ? Vous ?
— Non, pas moi : ma femme… Oh ! cela ne constitue pas une faille dans notre amour. Elle est la plus merveilleuse des femmes et je tiens à elle plus qu’à tout au monde mais c’est un être humain et tous, tant que nous sommes, nous avons des défauts : elle, c’est celui-là. Et malheureusement, à une demi-heure de bateau d’ici, il y a Campione d’Italia et son fameux casino… La tentation est forte.