— Il est trop tard ! Même pour moi ! Il faut un minimum de temps pour quitter un hôtel comme celui-là et je viens seulement de les voir passer.
— On fait quoi, alors ?
— On prend le prochain train. Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous offrir des vacances dans un palace ? D’ailleurs vous rentrez à Londres je vous ai assez vu… Maintenant allez vous laver : vous empestez un de ces horribles alcools italiens douceâtres…
— Et… les autres ? fit M. Pettygrew pas tellement fâché à l’idée d’en finir avec le chemin de fer et de retrouver son cher Pimlico.
— Je vais téléphoner pour qu’il y ait quelqu’un à l’arrivée du train… Ils avaient l’air tellement contents !… je me demande s’ils n’ont pas réussi à se procurer les émeraudes ? Et si c’est le cas…
— Vous allez les attaquer ?
— Tss Tss !… Ce ne sont pas les ordres. S’ils vont prendre le prochain Orient-Express avec correspondance sur le Taurus-Express, nous serons fixés. Cela voudra dire qu’ils les ont.
Quatre jours plus tard, en effet, ayant seulement changé le contenu de leurs valises et rassuré au passage Mme de Sommières, Aldo et Adalbert s’embarquaient pour la longue traversée de l’Europe et de l’Asie Mineure.
Quatrième partie
LA VOLEUSE
CHAPITRE XI
LA PISCINE DE SILOÉ
Quand, après un voyage exténuant, Morosini et Vidal-Pellicorne débarquèrent à Jérusalem et franchirent le seuil de l’hôtel King David, la première personne qu’ils rencontrèrent, avant même le portier, fut le lieutenant Douglas Mac Intyre, de l’état-major, qui, un stick sous le bras, arpentait le hall sur le mode agacé. Visiblement il attendait quelqu’un et ce quelqu’un ne venait pas !
L’apparition inattendue des deux voyageurs lui produisit l’effet d’un rayon de soleil perçant un ciel noir. Il s’arrêta net avec l’expression émerveillée que dut avoir saint Paul en voyant la lumière sur le chemin de Damas. Il était même si content qu’il en perdit sa raideur britannique et qu’Aldo crut qu’il allait se jeter à son cou :
— C’est vous ! s’exclama-t-il en français. Je suis si heureux ! Et notre princesse ?
Même si le pluriel employé ne l’enchantait pas, Aldo offrit un bon sourire à l’amoureux de Lisa :
— J’espère que nous la reverrons bientôt…
Sans lâcher son stick, Mac Intyre frappa vigoureusement sa paume gauche de son poing droit :
— By Jove !… Je suis si terriblement content !
— Mais vous même, que faites-vous là ? Vous montez la garde ?
— Non… puis baissant la voix de plusieurs tons : J’attends… comment vous dites ? Une… huile ?… Avec qui je dois faire la touriste et qui, of course, me fait faire le poireau ! Mais ce n’est plus important maintenant…
— Parce que vous avez envie de causer avec nous ? Écoutez, mon vieux, nous sommes sales et fatigués. Nous avons besoin de repos et d’un bon bain. Alors si vous voulez, venez dîner avec nous ce soir. À condition que vous soyez libre, bien sûr.
— Je serai… Merci grandement !
L’« huile » arrivait, d’ailleurs, et le lieutenant se porta à sa rencontre.
— Tu as eu bien raison de l’inviter, commenta Adalbert. Si j’en crois ce que nous venons de vivre, la situation n’est pas des plus calmes par ici et on pourrait avoir besoin de lui.
En effet, la situation en Palestine se dégradait. Relativement calme depuis que la fameuse Déclaration Balfour avait préconisé l’établissement d’un foyer national juif sans qu’il soit porté atteinte au droit des Arabes, mais c’était là un double vœu parfaitement contradictoire, elle se détériorait. Le mandat anglais sur le pays n’arrangeait rien en s’efforçant de ménager la chèvre et le chou. Des groupes de jeunes hommes déterminés se formaient dans un camp comme dans l’autre ; les émeutes et les affrontements étaient fréquents sans que quiconque puisse prévoir comment cela se terminerait, le beau projet de partage équitable entre les deux communautés s’effilochant de jour en jour entre les doigts des chancelleries. Et comme les Turcs n’étaient pas sans regrets d’avoir été contraints d’abandonner des territoires où ils étaient maîtres depuis des siècles, les troubles débordaient souvent les frontières. Ainsi le Taurus-Express où voyageaient les deux amis avait été attaqué par une bande de pillards heureusement mis en fuite par une troupe de protection locale et les voyageurs en avaient été quittes pour la peur. Prudent, Aldo avait pris soin de protéger au mieux le trésor qu’il rapportait et ce fut dans ses chaussettes que les « sorts sacrés » effectuèrent à Jérusalem une rentrée un peu humiliante peut-être, mais discrète. Il n’aurait pu supporter l’idée de les voir partir entre les mains crasseuses d’un bandit de grands chemins. Il aurait préféré les avaler, au risque d’en mourir…
Le premier soin d’Adalbert, après le déjeuner, fut de se rendre dans les bureaux du quotidien local pour y passer, trois jours de suite pour commencer, l’annonce réclamée par le rabbin Goldberg. Il ne restait plus qu’à attendre le résultat et ce ne serait pas le plus facile. Goldberg était-il seulement à Jérusalem ?
Douglas Mac Intyre apporta la réponse à cette question. Depuis le départ de ceux qu’il considérait à présent comme des amis, il s’était souvent promené, en civil, dans le quartier de Mea Shearim, fréquentant les échoppes du brocanteur et du marchand de tapis proches de la maudite maison dans laquelle il avait vu disparaître Lisa. La présence du rabbin dans la ville sainte ne faisait donc aucun doute pour lui.
— Je l’ai vu encore hier. Il est là, j’en suis sûr !
La réponse d’ailleurs ne se fit pas attendre. Le journal n’était en vente que depuis deux heures environ quand un groom de l’hôtel monta une lettre à Morosini en disant qu’un commissionnaire venait de l’apporter. Elle était courte ; elle fut vite lue :
— Le rendez-vous est pour demain soir, dit-il à Adalbert. Onze heures à la piscine de Siloé ! C’est du moins ce que je traduis puisqu’il dit : « là où nous nous sommes rencontrés la dernière fois… »
— Aucun doute là-dessus mais pourquoi ne pas nous faire venir tranquillement chez lui ? Il doit bien se douter que nous connaissons sa maison ?
— Il a ses raisons dont la meilleure est peut-être – du moins je veux l’espérer ! – qu’il trouve cet endroit désert plus commode pour me rendre Lisa…
Cela faisait encore pas mal de temps à patienter et, ce temps, il fallait l’occuper. Après être allé, avec Adalbert, reconnaître en plein jour le chemin qu’ils parcourraient de nuit, Aldo poussé par l’ancienne angoisse, un peu apaisée quand il avait pris possession des « sorts sacrés » mais qui renaissait depuis l’arrivée à Jérusalem, éprouva soudain l’impérieux besoin de déposer son fardeau au pied de la Croix comme le faisait toujours sa mère aux heures d’épreuve, comme l’avaient fait tous les Morosini au cours d’une longue histoire dont une partie, pour certains, s’était déroulée sur ces lieux mêmes. En quittant la piscine de Siloé et au lieu de remonter vers l’hôtel, il se tourna vers la vallée du Cédron. Ce qui surprit Adalbert :
— Où vas-tu ? Ne me dis pas que tu as envie d’aller rendre visite à notre vieil ami sir Percy ?
— Non. Je veux… visiter quelqu’un de plus haut. Je… j’ai envie d’aller prier au Saint-Sépulcre. Rentre sans moi !…
— À moins que tu ne tiennes essentiellement à y aller seul, j’irais bien moi aussi. Cela me paraît même… la meilleure idée que l’on puisse avoir.
Sans répondre, Aldo se contenta de passer son bras sous celui de son ami, profondément remué par cette nouvelle preuve de leur amitié. Ensemble donc, ils suivirent le chemin longeant le rempart jusqu’à l’ancienne porte des Lions sacralisée depuis par le nom de Saint-Étienne. De là partait la Via Dolorosa, le chemin de souffrance que Jésus, déjà blessé par les fouets des prétoriens et les cruelles épines de sa dérisoire couronne, avait gravi sous la charge du bois du supplice, depuis la forteresse Antonia jusqu’au Golgotha, le « lieu du Crâne », la colline pelée où, à présent, les coupoles d’une basilique byzantine s’efforçaient de remplacer le terrible et rayonnant symbole qui avait porté le Rédempteur et ouvert aux hommes les portes de l’Espérance…