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Mais là où ils attendaient silence et recueillement, les deux pèlerins impromptus ne trouvèrent que vacarme et agitation : une foule grouillante où se mêlaient toutes les religions monothéistes s’entassait, se bousculait dans l’étroite rue en pente, coupée d’escaliers aux marches usées et glissantes, qui semblait errer un peu au hasard entre de vieilles bâtisses dont les sommets menaçaient de se refermer sur elle. À chaque station du divin martyr correspondait un édifice mais appartenant à une religion différente : la prise de la Croix devant un couvent de Petites Sœurs catholiques, la rencontre avec la Vierge à l’église des Arméniens cependant que les Melchites ou Grecs Unis possédaient la station de Véronique et de son voile, l’Hospice protestant allemand la rencontre avec les Saintes Femmes et la Troisième chute à l’église copte, etc. Le plus étrange étant encore que l’entrée du Saint-Sépulcre… était gardée par un musulman.

— La basilique elle-même est encore pire, s’il se peut : elle est partagée entre sept communautés qui la gèrent, l’entretiennent… et se la disputent copieusement…, dit Adalbert.

— Tout ceci est aberrant ! Puisque tu le savais, pourquoi m’as-tu laissé faire ?

— Parce que gravir la Voie Douloureuse ne pouvait que te faire du bien mais si tu veux prier en paix, redescendons à l’église Sainte-Anne. Bâtie par les Croisés c’est la plus belle, la plus grave surtout, celle qui correspond le mieux à un élan mystique…

— Elle appartient bien à des moines quelconques ?

— À des moines, oui, mais pas quelconques ! Les Pères blancs… dont faisait partie Charles de Foucauld !

Morosini alla prier à l’église Sainte-Anne.

Vint enfin le moment de se rendre au rendez-vous fixé par le rabbin. Aldo et Adalbert se dirigèrent au pas de promenade vers la Vieille Ville en fumant l’un une cigarette, l’autre un cigare. Ils flânèrent dans les ruelles où les lampes à acétylène des échoppes entretenaient une animation, puis franchirent les vieux remparts pour descendre vers les ruines de la cité de David où ils gagnèrent enfin l’ancienne mosquée enfermant la piscine où Jésus avait ouvert les yeux de l’aveugle. La nuit était sombre. Tout était calme, silencieux, un peu effrayant même. Onze heures sonnèrent quelque part…

À voix contenue, Aldo appela en s’approchant du bassin.

— Vous êtes là ?

Rien ne lui répondit mais, soudain, il aperçut quelque chose :

— Ta lampe, Adal ! Vite !

Dans le mince pinceau lumineux apparut alors ce que, depuis une seconde, il craignait de voir : un corps flottant sur l’eau plate avec, à côté de lui, le chapeau noir tombé de sa tête. Un corps qui était celui d’Abner Goldberg. Le poignard qui l’avait tué était encore planté dans la blessure qu’il portait à la poitrine…

Les jambes d’Aldo se dérobèrent sous lui et il se laissa tomber à genoux, accablé par ce dernier coup du sort dont la signification était si terrible pour lui. Il se souvenait trop des termes de la lettre reçue au soir de l’enlèvement de Lisa : si Goldberg lui-même ne venait la délivrer ses gardiens avaient ordre de la tuer. Et Goldberg, lui-même, venait d’être tué…

Adalbert réalisa aussi vite l’horreur de la situation mais y résista mieux. Fondant sur Aldo, il l’obligea à se relever :

— Viens ! Il faut filer d’ici et vite ! Ceux qui ont fait ça sont très capables de nous envoyer la police pour nous mettre le meurtre sur le dos. Mieux vaut la prévenir nous-mêmes…

— Mais Lisa ?… Elle était peut-être là ?

— Si elle y était et qu’on l’a enlevée, raison de plus pour nous faire aider !

— Tu as raison, il n’y a plus de temps à perdre…

— Et pourtant, il vous faudra bien m’en consacrer encore un peu, fit une voix moqueuse qu’ils n’osèrent pas reconnaître sur le moment tant elle leur parut incroyable, invraisemblable…

Pourtant ce fut bien l’Honorable Hilary Dawson qui apparut soudain, descendant calmement l’escalier à rampe de fer faisant communiquer l’étage du bassin avec la terrasse qui l’entourait et d’où partait l’ancien minaret. Mais aucun des deux hommes n’eut l’exclamation de stupeur qu’elle attendait peut-être.

— Je savais bien que c’était une garce ! cracha dédaigneusement Morosini.

— J’aurais dû te croire, fit Adalbert en écho, mais la légère fêlure de sa voix trahit une douleur qu’Aldo supporta d’autant moins que, derrière la jeune femme, surgissaient deux Arabes armés jusqu’aux dents et que d’autres sortaient des arches au niveau de la piscine. Or, deux de ces hommes étaient des fils de Khaled, autrement dit les assassins de la Nabatéenne.

Cependant la voix qui savait pourtant se faire si douce reprenait :

— Vous devriez mieux cacher votre joie de me revoir, messieurs ! Vous surtout, cher Adalbert ! Vous pourriez admettre avec plus d’élégance que vous avez perdu. Je vous croyais beau joueur ?

— Je vous croyais une lady ! Vous n’êtes qu’une meurtrière à peine digne de la corde qui la pendra ! Car, bien sûr, c’est vous qui avez tué ce malheureux ?

— Pourquoi voulez-vous que je me salisse les mains quand Ali ou Karim savent jouer du poignard avec tant d’habileté ? Ce malheureux, comme vous dites – encore que je vous trouve bien indulgent à son égard ! –, a été tué à distance, d’une seule lancée mais en plein cœur.

— Dire que vous avez osé me présenter à votre famille ? ne put retenir Vidal-Pellicorne.

— Oh, ne vous souciez pas de ma… famille ! Elle en a vu d’autres. J’admets volontiers cependant que peu d’entre eux avaient votre valeur. Vous êtes un grand archéologue et un ennemi de qualité.

— Un ennemi ? releva Morosini méprisant. En bonne fille d’Albion vous savez mélanger les genres. Ne parliez vous pas de mariage ?

— J’aurais pu aller jusque-là ! La perspective n’était pas sans charme : un époux de bonne famille, riche, élégant, un savant qui m’aurait ouvert un accès privilégié à tous les musées de France et d’ailleurs, ce n’était pas à dédaigner. C’était même à étudier sérieusement et j’avoue que je me suis interrogée. Malheureusement pour vous, cher Adalbert, je suis trop attachée à mon indépendance… et à quelqu’un d’autre. Et puisque mon parti était pris, j’ai préféré lever le masque.

— Autrement dit : je vous dois une fière chandelle ? fit Adalbert qui retrouvait à la fois son aplomb et un certain sens de l’humour. Recevez mes remerciements pour une lourde sottise évitée ! Moi aussi j’aime mon indépendance, ma chère Hilary ! Si toutefois c’est bien votre nom ?

La jeune femme éclata de rire.

— Ah ! Il y a là une question intéressante. Suis-je Hilary ou bien Violet, Sandra, Daisy ou Pénélope ? Il m’arrive en effet de changer d’identité. C’est indispensable dans mon métier.

Triomphante, l’Anglaise semblait prendre un vif plaisir à s’étaler devant ceux qu’à cet instant elle tenait si bien en son pouvoir. Mais comme tous ceux qui n’ont pas la gloire modeste, elle parlait trop, occupée de son autosatisfaction et, tout à coup, il y eut comme un trait de lumière dans l’esprit d’Aldo : depuis deux ou trois ans, des vols de joyaux, toujours anciens et même souvent antiques, s’étaient produits dans des collections particulières, voire dans des musées moins bien défendus que les grands ensembles nationaux. Le voleur, ou plutôt la voleuse car on savait que c’était une femme, était habile et disparaissait toujours sans laisser de traces autres que, dans le souvenir d’un témoin quelconque, la présence, à un endroit ou à un autre, d’une créature vêtue d’un tailleur noir – comme l’était ce soir Hilary – sous lequel se montrait discrètement la blancheur d’un corsage. En résumé, une tenue comme en portaient beaucoup d’autres femmes et qui n’avait jamais permis de la prendre sur le fait ou même de l’identifier. Faute de mieux, la presse l’avait surnommée Margot la Pie et un début de légende se tissait…