— Qu’est-ce que cette histoire de maison ?
— J’explique…
L’Écossais raconta alors qu’après le départ d’Aldo et contrairement à ce que celui-ci pensait, ni lui ni ses camarades n’avaient osé aborder Lisa.
— Nous n’étions pas présentés et elle nous… impressionnait ! Elle est restée assez longtemps sur la terrasse. Visiblement, elle vous attendait. Elle a fini tout de même par rentrer. Je suppose qu’elle est remontée chez elle. Mes trois camarades m’ont quitté mais moi je voulais rester. Je ne savais pas bien pourquoi, j’étais vaguement inquiet. Je me suis installé au bar pour attendre votre retour. Ce qui est venu, c’est le garçon. Il avait encore une lettre pour la princesse et il l’a attendue, puis ils sont partis tous les deux. J’ai suivi…
— Jusqu’où ? Une voiture garée quelque part ? Auquel cas vous avez dû les perdre très vite…
— Il n’y avait pas de voiture mais de toute façon j’aurais suivi : j’ai une motocyclette, ajouta-t-il fièrement. Ils sont partis à pied presque en courant…
— Ma femme avait-elle changé de vêtements ?
— Non. Elle portait toujours la robe ravissante qu’elle avait au dîner et des souliers dorés…
— À hauts talons ! Courir avec ça dans les rues de Jérusalem ! Et jusqu’où sont-ils allés…
— Une maison de Mea Shearim… Vous voulez que je vous montre ?
— Si je veux ?… Laissez-moi seulement dire à mes amis de déjeuner sans moi…
Un moment plus tard, juché sur le tansad d’une moto pétaradante, Morosini fonçait vers le quartier des Juifs polonais et lituaniens mais au moment de s’y enfoncer, il fit arrêter son guide :
— Votre engin fait trop de bruit. Continuons à pied !
On confia la moto à un marchand de fruits qui somnolait plus ou moins au milieu de ses dattes, figues, amandes, etc., et qui jura de veiller dessus comme sur sa propre mère, puis on s’enfonça dans l’enchevêtrement de ruelles souvent en chicane pour prévenir toute agression et défendues la nuit par des chaînes jusqu’à une haute maison qu’Aldo reconnut avec accablement : c’était celle de Goldberg…
— Vous les avez vus entrer là, fit-il mais avez-vous vu quelqu’un sortir ?
— Non. Personne. Pourtant je suis resté longtemps… aussi longtemps que j’ai pu. Le jour se levait quand je me suis résigné à partir. Il le fallait bien. Je… je suis soldat.
— … et vous avez des consignes à respecter ! Merci de ce que vous avez fait, dit Aldo en frappant sur l’épaule de ce garçon qu’il trouvait si profondément antipathique peu de temps auparavant.
— Nous n’entrons pas ?
— Non. Le maître de cette maison est parti ce matin pour Haïfa et peut-être pour les États-Unis avec le Grand Rabbin de Palestine.
— Mais je n’ai vu sortir personne ! s’entêta Mac Intyre. Ni rabbin ni quoi que ce soit ! Et pas même le garçon avec ses papillottes !
— Cela veut dire, simplement, que cette maison a une autre sortie. Les Juifs ont toujours eu la manie du souterrain. Il faut avouer que cela leur aura sauvé la vie en bien des circonstances. Ce quartier n’a que cinquante ans mais il n’échappe sûrement pas à la règle. Rentrons, voulez-vous ?
— Est-ce que… est-ce que vous ne… m’expliquerez pas ce qui se passe ?
Un instant, Morosini considéra le visage couleur de terre cuite du lieutenant. Un visage ouvert, sympathique avec ses incisives écartées et son air ingénu. Finalement, il se décida à lui livrer une partie de l’énigme : ce n’était pas vraiment une « autorité » et il était amoureux de Lisa :
— C’est difficile et je dois faire appel à votre discrétion comme à votre honneur : ma femme a été enlevée par… quelqu’un de très déterminé. Si je préviens quelque autorité que ce soit, police ou autre, elle risque la mort…
— Vous ne me direz pas qui c’est mais il veut quoi, le ravisseur ? Une rançon ? Vous êtes riche, je crois…
— Il ne veut pas d’argent mais… un objet perdu depuis longtemps qu’il pense que j’ai des chances de le retrouver.
— Et vous pensez comme lui ?
— J’ai du mal mais si c’est la seule façon de récupérer Lisa en bonne santé – on m’a assuré qu’elle serait bien traitée tant que je ne lâcherais pas les chiens – il faut bien que j’essaie…
— Je peux vous aider ? Je ne suis pas un officiel, moi ! Mais, à l’état-major on apprend bien des choses…
— Pourquoi pas ? D’autant que je vais devoir quitter Jérusalem pour quelque temps… Venez ! Rentrons à l’hôtel je vais vous présenter au reste de la famille.
Le lendemain, tandis que Marie-Angéline coiffée d’un casque colonial et chaussée de solides souliers de toile s’en allait, armée d’un attirail de peintre, dessiner ici et là mais de préférence du côté de la Grande Synagogue et aussi de Mea Shearim, Morosini et Vidal-Pellicorne partaient pour Massada…
CHAPITRE II
LE DERNIER REFUGE
Vêtus de chemises et de shorts en toile kaki style « armée des Indes », un casque en liège sur la tête et un sac lourdement chargé sur le dos, Vidal-Pellicorne et Morosini grimpaient depuis un long moment déjà le « sentier du Serpent » qui traçait ses méandres au flanc est de Massada. Khaled, le guide recommandé par sir Percy, grimpait devant eux, vif comme une chèvre en dépit de la soixantaine sonnée, bien étayé par des mollets si secs et si durs qu’ils avaient l’air sculptés dans un vieux bois d’olivier. En bas du chemin, l’un de ses fils gardait les dromadaires grâce auxquels on avait parcouru la vingtaine de kilomètres séparant la vieille citadelle ruinée de l’oasis d’Ein Guedi où l’on avait laissé la grosse Talbot grise procurée par Douglas Mac Intyre qui leur avait permis de parcourir les quelque quatre-vingts kilomètres entre l’oasis et Jérusalem (quarante-cinq de route acceptable jusqu’à Hébron et une solide trentaine d’une piste menant au bord de la mer Morte à travers les montagnes de Juda). Les autres fils fermaient la marche avec le reste du matériel.
À mesure que l’on montait, le paysage devenait plus grandiose encore, si possible. Le désert d’ocre rouge d’où surgissait, solitaire, le roc géant de Massada, se déchiquetait sur une vaste étendue d’eau couleur d’ardoise dont les frémissements lourds se frangeaient d’une écume épaisse due à la densité de saumure. Parfois, le soleil accrochait l’un de ces cristaux de sel et s’y reflétait en flèches d’une éblouissante blancheur… Des nodules de soufre, des branches d’arbres pétrifiés achevaient l’image baroque de cette mer trop salée où le bitume, le gypse et bien d’autres minéraux remplaçaient les poissons et les algues. Là-bas, vers le nord, on pouvait apercevoir la petite crique d’Ein Guedi et la longue coulée de tamaris, d’acacias parasols, de pommiers de Sodome traçant le chemin de la source qui lui avait donné son nom et sa végétation. Le ciel était même si pur que l’on pouvait croire distinguer l’embouchure du Jourdain dont les eaux sacrées venaient se perdre dans ce que les Anciens appelaient le lac Asphaltite…
La montée était rude et Adalbert s’arrêta un instant pour souffler.
— Pourquoi, demanda-t-il, n’empruntons-nous pas la rampe d’accès établie par Flavius Silva pour hisser ses machines de guerre ?
— Parce que avec le temps elle s’est écroulée en partie vers le sommet. Elle est de l’autre côté, à l’occident… répondit la guide qui avait poliment interrompu sa marche… De toute façon, vous êtes des hommes de paix. Ce qui a été bâti pour apporter la mort ne saurait vous convenir.
— Je ne connais pas beaucoup de chemins au monde qui n’aient pas, un jour ou l’autre, été utilisés par la mort, marmotta Adalbert qui transpirait comme une gargoulette. Je suis archéologue, moi, pas alpiniste.
— Et les Pyramides, ironisa Morosini, tu ne les as jamais escaladées ?
— Si, mais il y a longtemps… et pas toutes !
Enfin on franchit ce qui avait été l’une des deux portes de la forteresse et l’on déboucha sur une immense étendue de terre jaune et de pierraille d’où émergeaient des ruines encore imposantes mais qui eurent le don de plonger instantanément Aldo dans le découragement :