Frank Herbert
Les enfants de Dune
1
Les enseignements de Muad’Dib sont devenus le terrain de jeux des scolastiques, des superstitieux, des corrompus. Ce que Muad’Dib nous a enseigné, c’est un mode de vie balancé, une philosophie qui permet à l’homme d’affronter les problèmes d’un univers soumis au changement permanent. Ce qu’il nous a dit, c’est que l’humanité continue d’évoluer selon un processus qui ne finira pas. Et il nous a dit aussi que cette évolution obéit à des principes changeants qui sont connus de l’éternité seule. Des raisonnements corrompus peuvent-ils vraiment disposer d’une telle essence ?
Une tache de lumière apparut sur l’épais tapis rouge qui recouvrait le sol rocheux de la grotte. Elle semblait ne provenir d’aucune source apparente et n’exister que dans la trame de fibre d’épice. C’était un cercle errant de deux centimètres de diamètre qui allait et venait au hasard, qui se déformait maintenant, devenait ovale. Rencontrant le flanc vert sombre d’un lit, la tache s’éleva vivement, se posa sur la couverture verte sous laquelle reposait un enfant aux cheveux roux dont les traits avaient encore la rondeur de l’enfance. Rien de la maigreur traditionnelle des Fremen dans ce visage à la bouche généreuse qui, cependant, n’était nullement gonflé d’eau comme celui de tous les étrangers à ce monde.
A l’instant même où la tache de lumière courut sur ses paupières, l’enfant tressaillit. La lumière s’éteignit.
On ne percevait plus, à présent, que sa respiration, calme et profonde, et, plus loin, dans le bassin, l’écho rassurant du bruit des gouttes d’eau capturées par le piège à vent, là-haut, à la surface.
La lumière revint, un peu plus grande, un peu plus vive. Cette fois, on devinait sa source en même temps que les mouvements qui l’orientaient. Une silhouette encapuchonnée était visible sur le seuil voûté de la chambre. A nouveau, la tache de lumière fit le tour de la pièce, s’arrêtant parfois, hésitant, fouillant ça et là. Elle suscitait une impression de menace, d’inquiétude, de nervosité tandis qu’elle évitait l’enfant endormi pour s’arrêter sur la grille d’aération, dans un angle de la paroi, avant de se déployer sur les tentures d’or et de vert qui dissimulaient la roche.
Puis, la lumière disparut une seconde fois. La silhouette se déplaça dans un bruissement d’étoffe et s’immobilisa contre l’un des montants du seuil. Dès cet instant, un membre du Sietch Tabr n’aurait plus douté que cette silhouette était celle de Stilgar, le Naib, gardien des jumeaux orphelins qui, un jour, hériteraient du pouvoir de leur père, Paul Muad’Dib. Souvent, la nuit, Stilgar venait ainsi inspecter leurs appartements, commençant toujours par la chambre de Ghanima avant de passer dans celle où dormait Leto, afin de s’assurer qu’aucune menace ne pesait sur eux.
Je ne suis qu’un vieil idiot, se dit Stilgar.
Il posa les doigts sur la froide surface du projecteur de lumière avant de le glisser à sa ceinture dans la boucle de son écharpe. Il avait besoin du projecteur mais, dans le même temps, il le détestait. Le projecteur était un instrument très subtil de l’Imperium, capable de détecter la présence d’organismes vivants de grandes dimensions. Jusqu’à présent, il n’avait révélé que les enfants royaux dans le calme de leurs chambres.
Stilgar savait très bien que ses pensées et ses émotions étaient comme cette lumière. Il ne pouvait refréner une intense et frénétique projection intérieure. Cette pulsion-là était contrôlée par quelque puissance supérieure. Elle l’amenait invariablement à cet instant où il percevait l’accumulation du danger. Ici reposait l’aimant qui pouvait attirer tous les rêves de grandeur de l’univers connu. Ici dormaient d’immenses richesses temporelles, l’autorité séculière et ce talisman mystique, le plus puissant de tous : la divine authenticité du legs religieux de Muad’Dib. Dans ces deux jumeaux, Leto et sa sœur, Ghanima, une force terrible était concentrée. Durant le temps de leur vie, Muad’Dib, bien que mort, revivrait par eux.
Les enfants qui dormaient ici n’étaient pas vraiment des enfants âgés de neuf ans. Ils étaient une force naturelle en même temps que des sujets de vénération et de terreur. Ils étaient nés de Paul Atréides, celui qui était devenu Muad’Dib, le Mahdi de tous les Fremen. Celui qui avait provoqué une explosion de l’humanité, explosion qui avait projeté les Fremen loin de leur monde en un Jihad qui avait déferlé sur l’Univers humain, en un mascaret énorme et fervent de pouvoir religieux dont l’ampleur et l’autorité omniprésente avaient laissé leur empreinte sur chaque planète.
Pourtant, ils sont faits de chair et de sang, songeait Stilgar. En deux coups de mon couteau, je peux leur percer le cœur et leur eau reviendra à la tribu.
Son esprit enfiévré vacilla à cette seule pensée : Tuer les enfants de Muad’Dib !
Mais toutes ces années l’avaient rendu habile dans l’art de l’introspection. Et Stilgar connaissait l’origine de cette pensée terrible. Elle ne pouvait être née que de la main gauche des damnés et non de la main droite de ceux qui étaient bénis. L’ayat et le burhan de la Vie ne conservaient plus que quelques rares mystères pour lui. Jadis, avec fierté, il s’était considéré comme un Fremen véritable, le désert avait été son ami et ce monde s’était toujours appelé Dune et non pas Arrakis, ainsi que le dénommaient les cartes impériales.
Les choses étaient si simples lorsque notre Messie n’était encore qu’un songe, pensa-t-il. En trouvant enfin notre Mahdi, nous avons libéré d’innombrables délires messianiques qui se sont répandus de par l’univers. Et chacun des peuples qui a été soumis par le Jihad porte maintenant en lui le rêve d’un chef à venir.
Une fois encore, son regard fouilla l’obscurité de la chambre.
Si mon couteau rendait la liberté à ces peuples, feraient-ils de moi leur messie ?
Leto se retourna nerveusement sur sa couche.
Stilgar soupira. Jamais il n’avait connu ce grand-père qui avait donné son nom à l’enfant. Mais nombreux étaient ceux qui considéraient que Muad’Dib avait hérité de sa force morale. Se pouvait-il que ce sens terrifiant de la droiture saute maintenant une génération ? Stilgar était incapable de répondre à une telle question.
Le Sietch Tabr est mien, songea-t-il. J’en demeure le maître. Pour les Fremen, je suis le Naib. Et, sans moi, il n’y aurait pas eu de Muad’Dib. A présent, il y a ces enfants jumeaux… Par Chani, qui est leur mère et fille de ma race, mon sang coule dans leurs veines. Je suis avec Muad’Dib, et Chani, ainsi qu’avec tous les autres. Qu’avons-nous fait à notre univers ?
Stilgar n’aurait su dire pourquoi de telles pensées lui venaient ainsi dans la nuit, ni pour quelle raison il se sentait à ce point coupable. Il s’accroupit dans les replis de sa robe. La réalité ne ressemblait absolument pas au rêve.
Le Désert Ami qui, autrefois, se déployait d’un pôle à l’autre, était désormais réduit de moitié. Le paradis immense et verdoyant promis par les légendes n’avait apporté que le doute. Non, ce n’était pas le rêve. Et, en même temps que ce monde, Stilgar avait changé. Jamais le chef de sietch n’avait été cet homme aux pensées complexes ; il n’avait pas connu toutes ces choses, le pouvoir et les conséquences formidables des plus infimes décisions. Même en cet instant, pourtant, il devinait que tout ce savoir, cette nouvelle subtilité appartenaient à une mince couche de vernis qui recouvrait un bloc solide et dense de connaissance pareil à du métal. Et c’était vers ce bloc plus ancien que se détournaient ses pensées, attirées par un retour à de plus saines valeurs.