« Ma suite doit rester modeste, dit-elle. Néanmoins, nous pouvons nous permettre d’y accueillir un homme de plus. Soyez des nôtres, Javid. Je suis navrée, Zebataleph. Ah… Javid… Je veux bien participer à cette… cette cérémonie si vous y tenez. »
Javid se permit un soupir très bref et marmonna, très bas : « Il en sera selon le désir de la mère de Muad’Dib. » Puis il regarda Alia et Zebataleph tour à tour avant de s’adresser directement à Jessica : « Je suis chagriné de retarder ainsi les retrouvailles avec vos petits-enfants, mais il est… des raisons d’État…»
Très bien, songea Jessica. C’est avant tout un excellent meneur d’affaires. Nous pourrons l’acquérir lorsque nous saurons quelle monnaie convient.
Tout soudain, l’insistance de Javid à propos de cette cérémonie lui plaisait. Ce serait une mince victoire, certes, mais elle lui conférerait un certain pouvoir sur ses pairs, ainsi que tous le savaient déjà. En acceptant de participer à cette Lustration, Jessica payait ainsi Javid par avance pour ses services ultérieurs.
« Je suppose que vous avez prévu notre transport », demanda-t-elle.
6
Je vous donne le caméléon du désert, qui sait se confondre avec le désert et dont le pouvoir vous dit tout ce qu’il vous faut savoir quant aux racines de l’écologie et aux fondements de votre identité propre.
Leto était assis, jouant de cette petite balisette que Gurney Halleck, profondément versé dans l’art de cet instrument, lui avait fait parvenir pour son cinquième anniversaire. Quatre ans s’étaient écoulés depuis, et Leto, grâce à une pratique quotidienne, avait acquis une habileté certaine. Pourtant, les deux cordes de grave lui tendaient encore quelques pièges. La balisette était un remède efficace à divers ennuis particuliers, ce qui, du reste, n’avait pas échappé à Ghanima.
Dans le crépuscule, il s’était installé sur un surplomb, à l’extrémité méridionale de l’affleurement rocheux qui protégeait le Sietch Tabr. Ses doigts frappaient doucement les cordes. Ghanima se tenait immobile à son côté. Sa silhouette menue était la vivante image de la réprobation.
Stilgar avait averti les jumeaux que leur grand-mère avait été retardée en Arrakeen et Ghanima avait refusé ensuite de s’aventurer ainsi à l’extérieur, si près de la tombée de la nuit.
« Eh bien, qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda-t-elle, espérant vaincre le mutisme de son frère.
Pour toute réponse, il plaqua un accord.
Leto, depuis qu’il avait reçu ce présent, avait pour la première fois conscience de son origine. Cette balisette avait été conçue par un maître artisan de Caladan. Les mémoires des vies qu’il avait en lui pouvaient lui instiller ainsi la nostalgie profonde de la planète superbe où la Maison Atréides avait régné. A l’écoute de cette musique, il lui suffisait d’abaisser certaines barrières intérieures pour retrouver le souvenir de tous les moments passés où Gurney avait joué de la balisette pour son ami, son fardeau, Paul Atréides. Quand l’instrument vibrait sous ses doigts, comme à présent, Leto ressentait plus intensément encore la présence psychique de son père. Il jouait, et chaque note le soumettait un peu plus à l’instrument. Il y avait en lui, pour guider ses muscles d’enfant de neuf ans, une somme idéale de talents qui avaient exploré tous les secrets de la balisette.
Impatiente, Ghanima tapa du pied, suivant inconsciemment le rythme de la musique.
Avec une grimace de concentration, Leto interrompit le morceau qui lui était familier pour entamer un air plus ancien que tous ceux que Gurney avait pu lui jouer. Un air qui était déjà presque oublié lorsque les Fremen avaient émigré sur la cinquième planète du système et dont les paroles étaient marquées par un thème Zensunni. Elles venaient du fond de sa mémoire au fur et à mesure que jaillissaient les premières notes de la ballade.
Au dernier accord, Ghanima déclara :
« Quelle vieille chanson rance. Pourquoi la joues-tu ? »
« Parce qu’elle est de circonstance. »
« Tu vas la jouer à Gurney ? »
« Peut-être. »
« Je suis sûre qu’il va la trouver idiote. »
« Certainement. »
Leto tourna légèrement la tête pour contempler sa sœur. Elle connaissait cette ballade et ses paroles et cela ne le surprenait pas pour autant. Non, ce qui le surprenait brusquement, par contre, c’était la bizarrerie de leur existence de jumeaux, de leurs deux vies ainsi liées. Si l’un d’eux venait à mourir, l’autre hériterait de sa conscience, de ses souvenirs, sans la moindre altération. Il ne perdrait rien des moments vécus en commun. Il n’existait pas deux êtres aussi proches l’un de l’autre, et l’éternité de cette union effrayait Leto, aussi détourna-t-il un instant les yeux. Cette trame de laquelle ils étaient prisonniers, songea-t-il, était trouée. Et le trou le plus récent expliquait la peur qu’il ressentait. Leurs vies, il le savait, commençaient à se séparer, et il s’interrogea : Comment puis-je lui parler de cette chose que moi seul j’ai éprouvée ?
Il regarda le désert. Les ombres se déployaient au-delà des barachans, ces dunes élevées et migrantes, ces croissants de sable qui couraient comme des vagues sur toute la sphère d’Arrakis. Kedem, le désert intérieur, sur lequel, de plus en plus rarement, passait l’étrange broderie du sillage du ver. Le crépuscule lançait des lumières de sang sur le sable et les frontières des territoires de l’ombre semblaient habitées d’incendies soudains. Un faucon tomba depuis le ciel cramoisi et Leto le rencontra en vol à la seconde où il happait une perdrix des montagnes.
Tout en bas, dans le désert, les plantes formaient un tapis de verdure en camaïeu, irrigué par l’eau d’un qanat qui, parfois, brillait à ciel ouvert avant de s’éteindre dans les ténèbres d’un conduit souterrain. L’eau était captée par les gigantesques collecteurs des pièges à vent érigés sur les sommets alentour. Ici, la verte bannière des Atréides flottait librement.
L’eau et la verdure.
Les nouveaux symboles d’Arrakis.
Là-bas, une oasis en forme de diamants était posée sur la nuit et Leto porta vers elle toute la vigilance de ses sens Fremen. L’appel claironnant d’un oiseau de nuit, quelque part sous la falaise, vint amplifier l’impression qu’il avait soudain d’être projeté dans quelque moment du passé farouche.
Nous avons changé tout cela[1], pensa-t-il, retrouvant l’un des langages anciens qu’il utilisait en privé avec sa sœur. Et il soupira : Oublier, je ne puis[2].
Par-delà l’oasis, dans la clarté déclinante, il distinguait ces terres que les Fremen avaient appelées « le vide » et sur lesquelles, rien, jamais, ne poussait. Le plan écologique de même que l’eau étaient en train de modifier cela. Il existait, sur Arrakis, des zones où l’on pouvait voir des collines recouvertes du velours dense de la forêt. Des forêts sur Dune ! Les jeunes de la nouvelle génération avouaient parfois qu’ils avaient peine à se représenter le sable sous les verdoyantes ondulations des collines. A leurs yeux, les grandes feuilles gorgées d’eau des jeunes essences n’avaient rien de choquant. Mais Leto, désormais, pensait et jugeait selon l’Ancienne Manière Fremen, défiante à l’égard du changement, effrayée par le nouveau.