Il s’habituait à sa nouvelle force et il y puisait à présent une sorte de joie sensuelle qu’il n’avait pas prévue à l’instant où il s’était élancé du haut de la butte. Il défiait le Tanzerouft comme nul ne l’avait jamais fait dans ce ballet au-dessus du désert.
Quand il jugea que l’équipage de l’orni avait surmonté le choc et que la poursuite allait s’organiser, il plongea vers le flanc obscur d’une dune et s’y enfonça. Pour sa force nouvelle, le sable était comme un liquide épais. Mais il progressait trop vite et la température s’élevait dangereusement. Il émergea de l’autre côté de la dune et s’aperçut que la membrane avait réussi à recouvrir ses narines. Il l’écarta et perçut la pulsation de sa nouvelle peau sur tout son corps tandis qu’elle absorbait sa transpiration.
Il fit un tube de la membrane et aspira le sirop sucré tout en contemplant le ciel étoilé. Il avait dû parcourir environ quinze kilomètres depuis Shuloch. La silhouette d’un orni apparut sur le fond des étoiles, puis un autre, et un autre encore. Il entendit le chuintement de leurs ailes et le doux sifflement de leurs tuyères.
Il attendit tout en absorbant le nectar de la truite. La Première Lune descendit vers l’horizon, la Seconde Lune lui succéda.
Une heure avant l’aube, il rampa hors du sable et gagna la crête. Il examina le ciel. Il n’y avait pas un chasseur en vue. A présent, il le savait, il suivait un chemin sans retour. Devant lui l’attendait ce piège de l’Espace et du Temps qui avait été conçu pour être une leçon que ni lui ni l’humanité n’oublieraient jamais.
Il prit la direction du nord-est et parcourut encore une cinquantaine de kilomètres avant de s’enfouir dans le sable. Le jour allait venir. Il ménagea un trou minuscule en surface, auquel il était relié par un tube confectionné dans la membrane. La membrane apprenait à vivre avec lui tout comme il apprenait à vivre avec elle. Il essayait de ne pas penser aux autres transformations qu’elle opérait dans sa chair.
Demain, se dit-il, j’attaquerai Gara Rulen. Je briserai leur qanat et je répandrai son eau dans le sable. Ensuite, j’irai à la Passe du Vent, à la Vieille Faille, puis à Harg. D’ici à un mois, la transformation écologique aura reculé d’une génération. Cela nous donnera assez d’espace pour développer le nouveau programme.
On accuserait les tribus rebelles, bien sûr. Certains se souviendraient de Jacurutu. Alia aurait du travail… Quant à Ghanima… En silence, pour lui-même, Leto formula les mots qui réveilleraient sa mémoire. Mais cela viendrait plus tard… s’ils survivaient à ce terrible mélange des fils de la causalité.
Le Sentier d’Or l’appelait. C’était comme une présence physique au milieu du désert. En ouvrant les yeux, il parvenait presque à le voir. A présent, il le définissait ainsi : tout comme les animaux se déplacent sur la terre car leur existence dépend de ce déplacement, l’âme de l’humanité, bloquée depuis des éons de temps, avait besoin d’un chemin sur lequel progresser.
Il pensa alors à son père et se dit : « Bientôt, nous discuterons d’homme à homme, et une seule vision en émergera. »
53
Les limites de la survies sont définies par le climat, sont la lente tendance au changement peut passer inaperçue d’une génération. Et ce sont les extrêmes d’un climat qui définissent la Structure. Des humains isolés peuvent observer des provinces climatiques, des fluctuations du temps sur une année et, occasionnellement, remarquer : « C’est l’année la plus froide que j’aie connue. » Ces choses sont perceptibles. Mais les humains sont rarement sensibles à la variation de la moyenne sur un grand nombre d’années. Et c’est précisément en développant cette sensibilité que les humaines apprennent à survivre sur une planète. Ils doivent apprendre le climat.
Alia, assise sur son lit, les jambes croisées, essayait de retrouver le calme en se récitant la Litanie contre la Peur. Mais la voix qui raillait au fond de son crâne annulait chacun de ses efforts. Elle était présente dans son esprit tout comme dans ses oreilles et elle disait :
« Quelle est cette idiotie ? Qu’as-tu donc à redouter ? »
Les muscles de ses mollets se nouèrent tandis que ses pieds esquissaient les mouvements de la course. Mais elle ne pouvait courir nulle part.
Elle ne portait qu’une robe dorée faite de la plus pure des soies paliennes qui révélait les rondeurs nouvelles de son corps. L’Heure des Assassins venait juste de finir et ce serait bientôt l’aube. Les rapports sur les trois derniers mois étaient étalés devant elle, sur le couvre-lit rouge. Le climatiseur ronronnait doucement et une faible brise agitait les étiquettes des bobines de shigavrille.
Ses aides l’avaient réveillée brutalement deux heures auparavant, apportant les nouvelles du dernier affront. Elle avait alors demandé toutes les bobines des rapports, espérant y découvrir un schéma intelligible.
Elle abandonna la Litanie.
Ces attaques devaient être le fait des rebelles. C’était évident. De plus en plus nombreux, ils se dressaient contre la religion de Muad’Dib.
« Et qu’y a-t-il de mal à cela ? » demanda la voix moqueuse, dans sa tête.
Alia secoua sauvagement la tête. Namri l’avait trahie. Elle avait été stupide de faire confiance à ce dangereux instrument à double tranchant. Ses aides murmuraient que la faute incombait à Stilgar, qu’il était passé clandestinement du côté des rebelles. Et qu’était devenu Halleck ? Se terrait-il parmi ses amis contrebandiers ? C’était possible.
Elle prit une des bobines. Et Muriz ? Cet homme était devenu fou. C’était la seule explication possible. A moins de croire aux miracles. Aucun humain, encore moins un enfant (et même un enfant comme Leto), ne pouvait sauter de la butte de Shuloch et survivre pour s’enfuir dans le désert en accomplissant des bonds gigantesques du sommet d’une dune à l’autre.
Sous sa main, la shigavrille était comme un minuscule serpent glacé.
Où se trouvait donc Leto ? Ghanima persistait à le croire mort. Le Diseur de Vérité confirmait son récit : Leto avait été tué par un tigre Laza. Alors, qui était cet enfant dont parlaient Namri et Muriz ?
Elle eut un frisson.
Quarante qanats avaient été rompus et leurs eaux répandues dans le sable du désert. Tous les Fremen, les rebelles comme les plus loyaux, n’étaient que des crétins superstitieux ! Ces rapports étaient pleins de récits mystérieux. Des truites qui sautaient dans les qanats et se fragmentaient en armées de répliques minuscules. Des vers qui se noyaient délibérément. Du sang tombant en pluie de la Seconde Lune sur Arrakis pour y déchaîner d’effroyables tempêtes. Et la fréquence des tempêtes, apparemment, ne faisait que croître.
Elle pensa au mutisme total de Duncan, au Sietch Tabr, où il regimbait sous les contraintes qu’elle avait obtenues de Stilgar. Avec Irulan, il ne parlait de rien sinon du véritable sens de ces présages. Les idiots ! Ses espions eux-mêmes manifestaient l’influence profonde de ces contes extravagants !
Mais pourquoi Ghanima s’en tenait-elle à cette histoire de tigre Laza ?
Alia soupira. Parmi toutes ces bobines, une seule portait un message rassurant : Farad’n lui avait dépêché un contingent de sa garde personnelle pour, disait-il, « vous aider en cette période troublée et préparer la Cérémonie Officielle de Fiançailles ». Alia sourit et répondit cette fois au ricanement qui résonnait dans son crâne. Ce plan-ci, au moins, demeurait intact. Il faudrait bien trouver des explications logiques pour discréditer cet amas d’absurdités superstitieuses.