Entre-temps, elle se servirait des hommes de Farad’n pour isoler Shuloch et arrêter les dissidents notoires, en particulier parmi les Naibs. Elle songea un instant à prendre des mesures à rencontre de Stilgar, mais la voix intérieure s’y opposa :
« Pas encore. »
« Ma mère et ses Sœurs ont encore un plan, murmura-t-elle. Pourquoi éduque-t-elle Farad’n ? »
« Peut-être l’excite-t-il, ce jeune homme », suggéra le Baron.
« Elle est bien trop froide. »
« Tu ne songes tout de même pas à demander à Farad’n de la renvoyer ? »
« Je connais le danger que je courrais ! »
« Bien. Autre chose : ce jeune aide que Zia nous a récemment amené. Je crois que son nom est Agarves – Buer Agarves. Si tu l’invitais cette nuit…»
« Non ! »
« Alia…»
« Il fera bientôt jour, vieux fou insatiable ! Le Conseil Militaire se réunit ce matin. Les Prêtres auront…»
« Ne te fie pas à eux, Alia chérie. »
« Bien sûr que non ! »
« Très bien. Pour en revenir à ce Buer Agarves…»
« J’ai dit non ! »
Le vieux Baron ne répondit pas, mais elle sentit bientôt poindre la migraine dans sa tête. La douleur monta lentement, de sa joue gauche à la tempe. Il était une fois parvenu à la rendre à demi folle de souffrance, la forçant à errer en délirant dans les couloirs du Donjon. Cette fois-ci, elle prit la résolution de lui résister.
« Si vous insistez, dit-elle, je prendrai un sédatif. »
Il comprit qu’elle ne bluffait pas et la migraine commença à refluer.
« Très bien, je n’insiste pas, fit la voix irritée du Baron. Ce sera pour une autre fois. »
« C’est ça, une autre fois. »
54
Tu divises le sable par ta puissance ; tu brises les têtes des dragons dans le désert. Ô oui ! je te vois : tu es comme une bête venue des dunes ; tu as les deux cornes de l’agneau, mais tu parles comme le dragon.
C’était la prophétie immuable, les fils devenaient corde, et c’était là une chose que Leto, à présent, semblait avoir connue toute sa vie.
Son regard suivit les ombres du soir qui se déployaient sur le Tanzerouft. A cent soixante-dix kilomètres au nord, se trouvait la Vieille Faille, cette brèche profonde et sinueuse dans le Mur du Bouclier par laquelle les premiers Fremen avaient gagné le désert.
Nul doute ne subsistait plus en Leto. Il savait désormais pourquoi il était là, seul dans le désert, empli du sentiment que tout ce territoire lui appartenait, qu’il devait se plier à sa volonté. Il sentait l’accord qui le liait à l’humanité dans sa totalité et avec ce besoin profond d’un univers d’expériences qui aient un sens logique, un univers doté de régularités identifiables au sein de ses perpétuelles transformations.
Je connais cet univers.
Le ver qui l’avait conduit jusqu’ici avait obéi au simple tapement de son pied. Il s’était dressé devant lui et immobilisé comme un animal soumis. Leto ayant sauté sur son dos s’était servi de ses seules mains renforcées par la membrane pour découvrir le pli sensible de ses anneaux et le maintenir en surface. Dans sa course vers le nord, tout au long de la nuit, le ver s’était épuisé. Son usine interne de soufre/silicate avait fonctionné au plus fort de sa capacité, et exhalé des bouffées d’oxygène qui, poussées par un vent arrière, enveloppaient Leto de leurs remous. Ces tourbillons brûlants l’étourdissaient parfois et d’étranges perceptions occupaient alors son esprit. La subjectivité réflexive et circulaire de ces visions le renvoyait à la longue suite de ses ancêtres et le contraignait à revivre des fragments de son passé terranique qu’il comparait ensuite avec les transformations de son être.
Déjà, il pouvait sentir à quel point il s’était différencié d’un humain. Attiré par l’épice, il en absorbait goulûment la moindre veine qui se trouvait sur son passage et la membrane qui le recouvrait n’avait plus rien d’une truite des sables, tout comme il n’avait plus rien d’un humain. Les cils s’étaient enfoncés dans sa chair pour former une créature nouvelle qui connaîtrait sa métamorphose dans les éons à venir.
Père, songea-t-il, tu as vu cela, et tu l’as repoussé. C’était une chose trop terrible à considérer.
Il savait ce que l’on croyait à propos de son père, et pourquoi on le croyait.
Muad’Dib est mort de prescience.
Mais Paul Atréides avait quitté l’univers de la réalité et avait pénétré vivant dans le alam al-mythal, fuyant cette chose que son fils avait osé tenter.
A présent, seul demeurait le Prêcheur.
Leto s’accroupit dans le sable et fixa son attention sur l’horizon du nord. Le ver arriverait de cette direction et, sur son dos, il porterait deux cavaliers : un jeune Fremen et un homme aveugle.
Des chauve-souris pâles le survolèrent et inclinèrent leur route vers le sud-est. Elles n’étaient que des points dispersés dans le ciel assombri mais, aux yeux exercés d’un Fremen, la direction d’où elles venaient révélait l’existence d’un abri. Pourtant, le Prêcheur éviterait ce refuge. Son but était Shuloch où les chauve-souris sauvages n’étaient pas tolérées, de crainte qu’elles ne guident un étranger vers ce lieu secret.
D’abord, le ver ne fut qu’un mouvement sombre entre le désert et le ciel septentrional. Matar, la pluie de sable qui s’abattait des hautes altitudes lorsque mourait une tempête, obscurcit ce spectacle durant quelques minutes. Puis le ver apparut plus nettement et plus proche.
La ligne froide, à la base de la dune où se trouvait Leto, commençait d’accumuler son humidité nocturne. Les fragiles molécules d’eau parvinrent à ses narines et il ajusta la membrane sur sa bouche. Il n’avait plus besoin de se mettre en quête de mares et de trous d’eau. Les gènes de sa mère lui avaient donné le gros intestin hypertrophié des Fremen capable de retenir l’eau de tout ce qui le traversait. Le distille vivant qui l’enveloppait absorbait et conservait les traces les plus infimes d’humidité. En cet instant même, tandis qu’il observait le désert, immobile, la partie de la membrane en contact avec le sable produisait des cils-pseudopodes qui s’y enfonçaient, en quête de miettes d’énergie.
Le regard de Leto ne quittait plus le ver qui approchait. Il savait que, maintenant, le jeune guide n’avait pu manquer de l’apercevoir. Sur cette crête, il était un point facilement identifiable. A une telle distance, un Fremen ne pouvait donner la moindre explication à cette présence mais c’était un problème que tout Fremen avait appris à résoudre. Tout objet inconnu était dangereux. Les réactions du jeune guide étaient aisément prévisibles, même sans le recours de la vision.
Conformément à cette prévision, le ver changea légèrement de cap et se dirigea droit sur Leto. Les vers géants constituaient une arme que les Fremen avaient utilisée bien des fois. Ils avaient joué un rôle décisif lors de la défaite de Shaddam IV devant Arrakeen. Ce ver, pourtant, n’obéit pas aux injonctions de son guide. Il s’arrêta brusquement à dix mètres de distance et il semblait bien qu’il fût décidé à ne pas fouler un autre grain de sable.
Leto se leva. Il sentit les cils qui s’arrachaient brusquement au sable, dans son dos. Libérant ses lèvres, il lança : « Achlan, wasachlan ! » Bienvenue, deux fois bienvenue !