L’aveugle se tenait au sommet du ver derrière le jeune homme, une main posée sur son épaule. Il gardait la tête levée, le nez dressé comme s’il tentait de flairer l’origine de cette interruption. Le soleil couchant peignait d’orange son front.
« Qui est-ce ? demanda-t-il en secouant l’épaule du jeune homme. Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? »
Les embouts des filtres de son distille rendaient sa voix nasillarde.
Le jeune homme contemplait Leto avec frayeur. Il dit enfin : « C’est un voyageur isolé dans le désert. Un enfant, à en juger par son apparence. J’ai essayé de lancer le ver sur lui, mais le ver refuse d’avancer. »
« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? »
« Je croyais qu’il ne s’agissait que d’un voyageur égaré, dit le jeune homme. Mais c’est un démon. »
« Tu parles comme un vrai fils de Jacurutu, dit Leto. Et vous, sire, vous êtes le Prêcheur. »
« Oui, je suis bien celui-là. » Et il y avait de la crainte dans la voix du Prêcheur : enfin il avait rencontré son passé.
« Ce lieu n’est pas un jardin, reprit Leto, mais vous y serez les bienvenus cette nuit. »
« Qui es-tu ? demanda le Prêcheur. Comment as-tu arrêté notre ver ? »
Il y avait dans la voix du Prêcheur un air inquiétant de reconnaissance. Il évoquait les souvenirs de cette vision alternative… sachant qu’il risquait d’atteindre ici le bout de sa route.
« C’est un démon ! protesta son jeune guide. Nous devons fuir ce lieu si nous ne voulons pas que nos âmes soient…»
« Silence ! » gronda le Prêcheur.
« Je suis Leto Atréides, dit Leto. Votre ver s’est arrêté parce que je le lui ai ordonné. »
Le Prêcheur s’enferma dans le silence.
« Allons, père, reprit Leto. Descendez et venez passer la nuit avec moi. Je vous offrirai de ce nectar. Je vois que vous avez des gourdes d’eau et des Fremkits. Nous partagerons nos richesses ici, sur le sable. »
« Leto est encore un enfant, dit le Prêcheur. Et l’on dit qu’il est mort par la perfidie des Corrinos. Je n’entends nul enfant dans ta voix. »
« Vous me connaissez, sire, dit Leto. Je suis petit pour mon âge, tout comme vous l’étiez, mais mon expérience est ancienne et ma voix a mûri. »
« Que fais-tu ici, dans le Désert Intérieur ? »
« Bu ji », dit Leto.
Rien pour rien. C’était la réponse d’un vagabond zensunni, d’un être qui agissait dans le repos, sans effort, en harmonie avec son environnement.
Le Prêcheur secoua l’épaule de son jeune guide.
« Est-ce bien un enfant, vraiment ? »
« Aiya », dit le guide, apeuré, sans quitter Leto du regard.
Un soupir énorme et vibrant s’échappa de la bouche du Prêcheur.
« Non », dit-il.
« C’est un démon qui a la forme d’un enfant », dit le guide.
« Vous passerez la nuit ici », dit Leto.
« Nous ferons ce qu’il dit », fit le Prêcheur. Il ôta la main de l’épaule de son jeune guide et se laissa glisser le long d’un anneau jusque dans le sable, s’écartant d’un bond lorsque ses pieds touchèrent le sol. Se retournant, il ordonna :
« Reconduis le ver au large. Il est fatigué et il ne nous ennuiera pas. »
« Il ne partira pas ! » protesta le jeune homme.
« Si, il partira, intervint Leto. Mais si tu tentes de t’enfuir avec lui, je le laisserai te dévorer. (Il se déplaça sur le côté, hors de portée de la perception du ver, et désigna la direction d’où ils étaient venus.) Va par là ! »
Le jeune guide brandit un aiguillon vers l’anneau qui se trouvait immédiatement derrière lui, tout en tirant sur l’hameçon qui maintenait un autre anneau ouvert. Lentement, le ver se mit à glisser dans le sable et tourna, obéissant à l’impulsion de l’hameçon.
Le Prêcheur, se guidant sur la voix de Leto, gravit la dune et s’arrêta à moins de deux pas de lui. La rapidité et la sûreté de ses mouvements annonçaient un affrontement difficile.
Là se séparaient les visions.
« Otez votre masque, père », dit Leto.
Le Prêcheur s’exécuta, rejetant en arrière son capuchon et libérant sa bouche.
Leto l’examina. Il connaissait ses propres traits et il discernait nettement les lignes de ressemblance, comme soulignées par la lumière. Des lignes qui se fondaient en une réconciliation indéfinissable, en un cheminement de gènes aux frontières imprécises, mais qui ne pouvaient échapper à l’examen. Ces lignes venaient des jours anciens et bourdonnants, des jours éclaboussés d’eau, des mers miraculeuses de Caladan. Mais, en cet instant, en ce point précis d’Arrakis, elles allaient se diviser, tandis que la nuit attendait de se déployer entre les dunes.
« Eh bien, père…» dit Leto. Il regarda sur leur gauche le jeune guide qui revenait vers eux après avoir quitté le ver.
« Mu zein ! » lança le Prêcheur en agitant violemment la main. Cela n’est pas bon !
« Koolish zein », répliqua doucement Leto. Mais c’est tout ce que nous aurons jamais de bon. Et il ajouta en Chakobsa, le langage de bataille des Atréides : « Ici je suis, ici je demeure ! Nous ne pouvons oublier cela, père. »
Le Prêcheur ploya les épaules et ses mains se portèrent à ses orbites vides en un geste oublié depuis longtemps.
« Je vous ai donné le regard de mes yeux, autrefois, dit Leto, et j’ai pris vos souvenirs. Je connais vos décisions et j’ai été en ce lieu où vous vous cachez. »
« Je sais cela, dit le Prêcheur, en baissant les mains. Resteras-tu ? »
« Vous m’avez donné le nom de l’homme qui avait écrit ces mots sur sa cotte de maille : J’y suis, j’y reste[6] ! »
Le Prêcheur eut un profond soupir.
« Jusqu’où es-tu allé, dans cette chose que tu as entreprise sur toi-même ? »
« Ma peau n’est plus la mienne, père. »
Le Prêcheur haussa les épaules. « Je sais donc comment tu m’as retrouvé. »
« Oui. J’ai attaché ma mémoire à un lieu que ma chair n’avait jamais connu. J’avais besoin d’un soir avec mon père. »
« Je ne suis pas ton père. Je ne suis qu’une mauvaise copie, une relique. (Le Prêcheur tourna la tête vers le guide qui approchait.) Je ne suis plus les visions de mon avenir. »
Et, comme il achevait sa phrase, l’obscurité s’abattit sur le désert. Les étoiles jaillirent de l’horizon et Leto, à son tour, se tourna vers le guide.
« Wubakh ul kuhar ! » lui cria-t-il. Salutations !
« Subakh un nar ! » répondit le jeune homme. Dans un chuchotement rauque, le Prêcheur déclara :
« Ce jeune Assan Tariq est dangereux. »
« Tous les Bannis sont dangereux, dit Leto. Mais pas pour moi. »
Il s’exprimait sur un ton neutre.
« Si telle est ta vision, je ne la partagerai pas », lui dit le Prêcheur.
« Peut-être n’avez-vous pas le choix. Vous êtes la filhaquiqa, la Réalité. Vous êtes Abu Dhur, le Père des Routes Indéfinies du Temps. »
« Je ne suis rien de plus qu’un appât dans un piège », dit le Prêcheur d’un ton amer.
« Et Alia a déjà avalé cet appât. Mais je n’en aime guère le goût. »
« Tu ne peux faire cela ! » lança le Prêcheur.
« Je l’ai déjà fait. Ma peau n’est plus la mienne. »
« Peut-être n’est-il pas encore trop tard pour toi…»
« Il est trop tard. »
Leto pencha la tête. Il pouvait entendre Assan Tariq gravir le flanc de la dune. Il approchait, se guidant sur le son de leurs voix.