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« Salutations, Assan Tariq de Shuloch », dit Leto.

Le jeune homme s’arrêta un peu en-dessous de lui. Il n’était qu’une ombre dans la clarté des étoiles. Dans l’inclinaison de ses épaules, le port de sa tête, Leto pouvait lire son indécision.

« Oui, dit-il, je suis celui qui s’est échappé de Shuloch. »

« Lorsque j’ai entendu…, commença le Prêcheur, puis il s’interrompit et acheva : Tu ne peux faire cela ! »

« Je le fais. Qu’importe si vous devenez aveugle une seconde fois ? »

« Tu crois que je crains cela ? demanda le Prêcheur. Ne vois-tu pas ce guide habile qu’ils m’ont procuré ? »

« Je le vois, dit Leto, et, une fois encore, il fit face à Tariq. Ne m’as-tu pas entendu, Assan ? Je suis celui qui s’est échappé de Shuloch. »

« Tu es un démon », balbutia le jeune homme.

« Je suis ton démon, le reprit Leto. Et toi, tu es mon démon. »

Il sentit alors que la tension montait entre lui et son père. Autour d’eux, s’était déployé un théâtre d’ombres, une projection de formes inconscientes. Et il percevait les souvenirs de son père, une sorte de prophétie à rebours qui extrayait des visions de la réalité familière de cet instant.

Tariq devina cette bataille de visions. Il se laissa glisser en arrière de quelques pas, sur la pente.

« Tu ne peux contrôler le futur », dit le Prêcheur, et c’était comme s’il peinait sous un fardeau énorme.

Leto perçut la dissonance qui s’établissait entre eux. C’était un élément de l’univers auquel sa vie tout entière était attachée. Lui ou son père serait forcé d’agir bientôt, et cet acte serait une décision, le choix d’une vision. Et son père avait raison : en tentant d’acquérir le contrôle ultime de l’univers, on ne faisait que forger les armes avec lesquelles l’univers pouvait vous abattre. Choisir et dominer une vision exigeait de conserver l’équilibre sur un mince fil. Jouer à Dieu sur un câble tendu dans la solitude cosmique. Ni l’un ni l’autre des adversaires ne pouvait battre en retraite dans la mort-sursis-au-paradoxe. L’un et l’autre connaissaient les visions et leurs règles. Toutes les vieilles illusions se mouraient. Lorsque l’un se déplaçait, l’autre pouvait le contrer. La seule vérité réelle qui leur importait maintenant était celle qui les séparait de la toile de fond de la vision. Il n’était plus de lieu sûr, il n’existait qu’un changement transitoire de relations, enfermé dans les limites qu’ils imposaient à présent et voué à d’inévitables transformations. Chacun d’eux ne pouvait s’appuyer que sur son courage, solitaire et désespéré, mais Leto possédait deux avantages il s’était avancé de lui-même sur un chemin sans retour, et il en avait accepté les conséquences terribles pour lui. Son père continuait d’espérer qu’il existât un chemin de retour et il n’avait pas pris l’ultime décision.

« Il ne faut pas ! Il ne faut pas ! » l’implora-t-il d’une voix rauque.

Il sait quel est mon avantage, songea Leto.

D’un ton ordinaire, masquant ses tensions et l’effort d’équilibre que cette lutte exigeait de lui, il déclara : « Je ne crois pas passionnément à la vérité. Je n’ai foi qu’en ce que je crée. »

Il perçut alors un échange, entre son père et lui, une chose d’une consistance granuleuse qui n’affectait que la confiance subjective et passionnée qu’il avait en lui-même. Par cette confiance, il savait qu’il plantait les jalons du Sentier d’Or. Un jour viendrait où ces jalons apprendraient aux autres comment être vraiment humain. Étrange présent venant d’un être qui jamais plus ne serait humain désormais. Mais ces jalons étaient déjà mis en place par des joueurs. Leto les distinguait, éparpillés dans le paysage de ses vies intérieures, et il se prépara au jeu ultime.

Doucement, il huma l’air du désert, en quête du signal que son père et lui attendaient. Une question demeurait : son père allait-il prévenir le jeune guide qui attendait, terrifié, à quelque distance ?

Leto décela alors la présence de l’ozone, une odeur qui trahissait l’existence d’un bouclier. Obéissant aux ordres des Bannis, le jeune Tariq s’apprêtait à supprimer ces deux redoutables Atréides, ignorant les horreurs qu’il pourrait susciter de la sorte.

« Non ! » souffla le Prêcheur.

Mais Leto savait que le signal était authentique. L’odeur d’ozone était dans ses narines mais il n’y avait aucun picotement dans l’air. Tariq utilisait un pseudo-bouclier activé dans le désert, une arme exclusivement conçue pour Arrakis. L’Effet Holtzmann allait attirer un ver tout en le rendant fou. Et rien ne pourrait arrêter ce ver, ni l’eau ni la présence de truites des sables. Rien… Tariq avait planté l’appareil au flanc de la dune et, maintenant, il tentait de s’éloigner de la zone dangereuse.

Leto se projeta vers la crête. Il entendit le cri de protestation de son père, mais ses muscles l’avaient transformé en fusée vivante. Sa main droite jaillit et se referma sur le cou de Tariq, tandis que la gauche l’agrippait par sa robe à la taille. Le cou céda avec un craquement. Leto roula dans le sable, retombant, avec la précision d’un instrument soigneusement réglé, à l’emplacement précis où le pseudo-bouclier avait été enfoui. Ses doigts plongèrent dans le sable, trouvèrent l’objet et, dans la seconde suivante, il le lança au loin, vers le sud.

Le bouclier décrivit une longue courbe. Puis il y eut un fracas, un sifflement. Le silence revint. Le bouclier avait disparu.

Leto leva les yeux vers la dune où se tenait son père, aux aguets, vaincu. Il vit Paul Muad’Dib, immobile, furieux, aveugle, près du désespoir pour avoir fui cette vision que son fils avait acceptée. Le Long Koan zensunni devait en cet instant défiler dans son esprit : « Par l’acte même de prédiction d’un avenir précis, Muad’Dib a introduit un élément de développement et de croissance dans la prescience même qui lui permit de voir l’existence humaine. Ainsi, il a attiré sur lui l’incertitude. Dans sa quête de l’absolu d’une prédiction ordonnée, il a amplifié le désordre et déformé la prédiction. »

D’un seul bond, Leto rejoignit son père au sommet de la dune et lui dit :

« A présent, je suis votre guide. »

« Jamais ! »

« Vous retourneriez à Shuloch ? Même si l’on vous y accueillait sans Tariq, où est donc Shuloch, maintenant ? Est-ce que vos yeux le voient ? »

Paul se tourna alors vers son fils, posa sur lui le regard de ses orbites vides.

« Sais-tu vraiment quel univers tu viens de créer ici ? »

Leto perçut clairement la force avec laquelle son père s’exprimait. Cette vision, dont l’un et l’autre savaient qu’elle avait entamé ici son terrible déroulement, avait demandé un acte de création en un point précis du temps. Depuis ce moment, l’univers conscient tout entier partageait une vue linéaire du temps qui possédait les caractéristiques d’une progression ordonnée. Ils pénétraient dans ce temps comme s’ils avaient bondi sur un véhicule en mouvement, et ils ne pourraient le quitter que de la même manière.

Contre cet état de choses, Leto tenait les rênes de fils multiples, multilinéaires et maintes fois noués, dans sa propre vision du temps, éclairée. Il était le voyant dans un univers d’aveugles. Lui seul pouvait disperser l’ordre inflexible de la rationalité, car son père ne tenait plus les rênes. Du point de vue de Leto, un fils avait remanié le passé. Et une pensée encore non rêvée dans le plus lointain avenir pouvait rebondir sur le maintenant et déplacer sa main. Mais sa main seulement.