Des larmes jaillirent des yeux morts de Paul. Il retira sa main, la laissa retomber.
« Si j’avais fait ton choix, dit-il, je serais devenu le bicouros de shaitan. Toi, que vas-tu devenir ? »
« Pour un temps, oui, ils me traiteront d’émissaire de shaitan, moi aussi. Puis ils commenceront à s’interroger et, finalement, ils comprendront. Vous n’avez pas poussé votre vision suffisamment loin, père. Vos mains ont fait de bonnes choses, et de mauvaises aussi. »
« Mais c’est après seulement que l’on a su quelles étaient les mauvaises ! »
« Ce qui est le cas de la plupart des grands maux, dit Leto. Vous n’avez traversé qu’une partie de ma vision. Votre force n’était-elle donc pas suffisante ? »
« Tu sais que je n’aurais pu demeurer là. Jamais je n’aurais pu accomplir un acte que je savais mauvais. Je ne suis pas de Jacurutu. Il se redressa et demanda : Crois-tu que je sois l’un de ceux qui rient seuls dans la nuit ? »
« Il est triste que vous n’ayez jamais vraiment été un Fremen, dit Leto. Nous, les Fremen, nous savons nommer Tarifa. Nos juges peuvent choisir entre les choses mauvaises. Il en a toujours été ainsi pour nous. »
« Les Fremen ? Les esclaves du destin que tu as aidé à édifier ? »
Paul s’avança vers son fils, tendit la main en un mouvement étrangement timide, la posa sur le bras gainé de Leto, remonta jusqu’à son oreille, puis jusqu’à sa joue et, enfin, toucha sa bouche.
« Ahhh, fit-il. Ceci est encore ta propre chair. Où te conduira-t-elle ? » Il laissa retomber sa main.
« En un lieu où les humains peuvent créer leurs avenirs d’un instant à l’autre. »
« C’est ce que tu dis. Une Abomination pourrait parler de même. »
« Je ne suis pas une Abomination, encore que j’aurais pu l’être. J’ai vu ce qui s’est passé pour Alia. Un démon vit en elle, père. Nous l’avons vu, Ghani et moi. C’est le Baron, votre grand-père. »
Paul enfouit son visage dans ses mains. Ses épaules frissonnèrent un moment. Lorsqu’il releva la tête, ses lèvres n’étaient plus qu’un mince trait.
« Il y a une malédiction sur notre Maison. J’ai prié pour que tu jettes cet anneau dans le sable, pour que tu me renies et fuis vers… une autre vie. Elle était là. »
« A quel prix ? »
Après un long silence, Paul reprit : « La fin modifie le chemin derrière elle. Une fois seulement, je ne me suis pas battu pour mes principes. Une seule fois. J’ai accepté le Mahdinat. Je l’ai fait pour Chani, mais cela a fait de moi un mauvais chef. »
Leto ne trouva rien à répondre. Le souvenir de cette décision était là, en lui.
« Je ne peux te mentir, pas plus que je ne pourrais me mentir à moi-même, dit Paul. Je le sais. Tout homme devrait avoir un tel auditeur. Je ne te demanderai qu’une chose : le Combat Typhon est-il nécessaire ? »
« Sans lui, ce sera l’extinction des humains. »
Paul lut la vérité dans les mots de Leto et il parla d’une voix basse qui admettait sans rémission l’étendue de la vision de son fils.
« Entre tous les possibles, je n’ai pas vu celui-là. »
« Je crois que les Sœurs le soupçonnent, dit Leto. Je ne vois pas d’autre explication aux décisions de ma grand-mère. »
Le vent frais de la nuit les enveloppa. La robe de Paul claqua sur les jambes et il eut un frisson.
« Père, vous avez un kit, dit Leto. Je vais gonfler la tente et nous pourrons passer la nuit à l’abri. »
Mais Paul ne put que secouer la tête. Il savait qu’il ne serait pas à l’abri cette nuit, ni aucune des nuits à venir. Muad’Dib, le Héros, devait être détruit. Il l’avait dit lui-même. Seul le Prêcheur pouvait continuer d’exister.
55
Les Fremen furent les premiers humains qui développèrent une symbolique consciente et inconsciente par laquelle exprimer (en termes d’expérience) les mouvements et les relations de leur système planétaire. Ils furent le premier peuple de l’univers à décrire le climat dans les termes d’un langage semi-mathématique dont les symboles écrits incarnent (et intériorisent) les relations avec l’extérieur. Ce langage lui-même était partie intégrante du système qu’il décrivait. Sa forme écrite transmettait la forme de ce qu’elle décrivait. La connaissance intime des conditions locales propres à supporter la vie était implicite dans ce développement. On peut évaluer l’étendue de l’interaction entre le système et le langage en prenant en considération le fait que les Fremen acceptaient de se décrire eux-mêmes comme des animaux fourrageant et broutant.
« Kaveh wahid », dit Stilgar. Sers le café. Il avait levé la main à l’adresse du serviteur qui attendait près de la porte. C’était l’unique ouverture de cette pièce aux parois de rocher nu où Stilgar avait veillé durant toute la nuit. Le vieux Naib avait pour habitude d’y prendre un frugal petit déjeuner. Après une telle nuit, cependant, il n’avait pas d’appétit. Il se redressa, étirant ses muscles engourdis.
Duncan Idaho était assis sur un coussin près de la porte. Il réprima un bâillement. Il venait seulement de prendre conscience que Stilgar et lui avaient passé cette nuit à deviser.
« Pardonne-moi, Stil, dit-il. Je t’ai interdit le sommeil. »
« Passer une nuit éveillé c’est ajouter un jour à sa vie », dit Stilgar tout en prenant le plateau de café qu’on lui présentait. Il poussa un banc en face d’Idaho, y disposa le plateau et s’accroupit devant son invité.
Les deux hommes portaient la robe jaune du deuil. Idaho avait dû emprunter la sienne : les gens de Tabr étaient choqués par l’uniforme vert des Atréides.
Stilgar prit la grosse carafe de cuivre, se servit et but la première gorgée avant de lever sa tasse à l’adresse d’Idaho, obéissant à l’ancienne coutume Fremen : « Il n’y a pas de danger à boire. J’ai bu moi-même. »
C’était Harah qui avait préparé le café exactement comme Stilgar l’aimait : les grains étaient grillés jusqu’à ce qu’ils soient d’un rose brun, puis réduits en poudre très fine, encore brûlants, dans le mortier de pierre. On versait immédiatement l’eau bouillante et l’on ajoutait une pincée de Mélange.
Idaho huma le parfum lourd de l’épice et but une première gorgée, prudente et bruyante. Il ne savait toujours pas s’il était parvenu à convaincre Stilgar. Ses facultés de mentat s’étaient ralenties aux premières heures du matin. Toutes ses computations se heurtaient inéluctablement à l’information contenue dans le message de Gurney Halleck.
Alia savait à propos de Leto ! Elle savait !
Javid avait dû jouer un rôle dans la transmission de cette information.
« Il me faut la liberté de mouvement », dit enfin Idaho, revenant une fois encore à leur discussion de la nuit.
« L’accord de neutralité exige de moi des jugements durs, dit Stilgar, tenace. Ghani est en sécurité ici. De même que toi et Irulan. Mais vous ne pouvez envoyer aucun message. Vous pouvez en recevoir, c’est d’accord, mais j’ai donné ma parole : vous ne pouvez en envoyer aucun. »
« Ce n’est pas le traitement que l’on peut attendre de son hôte, surtout quand il s’agit d’un vieil ami avec lequel on a affronté bien des dangers », protesta Idaho, mais il savait qu’il ne faisait que se répéter.
Stilgar reposa sa tasse avec soin sur le plateau et son regard demeura fixé sur elle un instant avant qu’il se décide à répondre.