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« Nous autres, Fremen, nous n’éprouvons pas de sentiment de culpabilité pour les mêmes raisons que vous. » Il regarda Idaho.

Il faut le convaincre de fuir cet endroit avec Ghani, se dit Idaho.

« Mon intention n’était pas de provoquer une tempête de culpabilité. »

« Je le comprends, dit Stilgar. Je n’ai soulevé cette question que pour bien te faire sentir notre attitude Fremen, car c’est à des Fremen que nous avons affaire. Des Fremen. Alia elle-même pense Fremen. »

« Et les Prêtres ? »

« C’est un autre problème. Ils veulent que le peuple avale le grand vent du péché, qu’il emporte ça dans l’éternité. C’est une grande souillure par laquelle ils cherchent à connaître leur propre piété. »

Stilgar s’exprimait d’une voix égale, mais Idaho sentait son amertume et il se demanda soudain pourquoi cette amertume n’ébranlait pas la résolution du Naib.

« C’est une vieille, une très vieille astuce de l’autocratie, dit Idaho. Alia la connaît bien. De bons sujets doivent se sentir coupables. La culpabilité se manifeste d’abord comme un sentiment d’échec. Les autocrates avertis proposent de nombreuses occasions d’échec à la populace. »

« Je l’ai remarqué, dit Stilgar d’un ton sec. Mais tu me pardonneras si je te fais observer, une fois encore, que tu parles de ton épouse. Elle est la sœur de Muad’Dib. »

« Elle est possédée ! Je te l’ai dit ! »

« Bien d’autres le disent. Un jour, elle devra subir l’épreuve. En attendant, il existe d’autres considérations plus importantes. »

Idaho secoua tristement la tête.

« Tout ce que je t’ai dit peut être vérifié. Les communications avec Jacurutu ont toujours été assurées à partir du Temple d’Alia. Le complot contre les jumeaux a trouvé là des complices. C’est au Temple que revient l’argent de la vente des vers à d’autres mondes. Toutes les pistes conduisent à Alia, à la Régence. »

Stilgar secoua la tête, inspira profondément.

« Cet endroit est un territoire neutre. J’ai donné ma parole. »

« Mais les choses ne peuvent continuer ainsi ! » protesta Idaho.

« Je suis d’accord. Alia est encerclée et, chaque jour, le cercle se referme sur elle. C’est comme notre ancienne coutume d’avoir plusieurs femmes. Elle fait apparaître la stérilité du mâle. (Il posa un regard interrogateur sur Idaho.) Tu dis qu’elle te trompe avec d’autres hommes. Qu’elle “se sert de son sexe comme d’une arme”, selon ton expression, je crois. Dans ce cas, tu disposes d’une issue tout à fait légale. Javid est ici, à Tabr, porteur de messages d’Alia. Il te suffit de…»

« Sur un territoire neutre ? »

« Non, mais au-dehors, dans le désert. »

« Et si je profite de cette occasion pour m’enfuir ? »

« Cette occasion ne te sera point donnée. »

« Stil, je te le jure : Alia est possédée. Que faut-il donc que je fasse pour te convaincre de…»

« C’est une chose difficile à prouver », dit Stilgar. Et c’était là un argument dont il s’était servi bien des fois durant cette nuit.

Idaho se souvint des paroles de Jessica : « Mais tu as les moyens de le prouver », dit-il.

« Au moins un, oui. (Stilgar secoua la tête.) Un moyen douloureux, irrévocable, et c’est bien pour ça que je t’ai rappelé notre attitude envers la culpabilité. A l’exception du Jugement de Possession, nous pouvons nous affranchir de toutes les culpabilités qui pourraient nous détruire. Pour le Jugement de Possession, le tribunal, qui est composé de tout le peuple, accepte une complète responsabilité. »

« Vous l’avez déjà fait, n’est-ce pas ? »

« Je suis certain que la Révérende Mère n’a pu omettre notre histoire dans sa relation, dit Stilgar. Tu sais donc parfaitement que nous avons déjà fait cela. »

Idaho se défendit contre l’irritation qu’il avait perçue dans la voix de Stilgar.

« Je n’essayais nullement de t’induire en erreur. C’est seulement…»

« C’est seulement la nuit et toutes ces questions sans réponses, acheva Stilgar. A présent, c’est le matin. »

« Il faut que l’on m’autorise à envoyer un message à Jessica », dit Idaho.

« Il serait adressé à Salusa, dit Stilgar. Je ne fais pas de promesses du soir. Ma parole doit être tenue. C’est pour cela que Tabr est territoire neutre. Je dois t’imposer le silence. J’en ai fait le vœu au nom des miens. »

« Alia doit être soumise à votre Jugement ! »

« Peut-être. D’abord, il nous faut savoir s’il existe des circonstances atténuantes. Un manque d’autorité, par exemple. Ou même la malchance. Il pourrait s’agir simplement de cette tendance à faire le mal qui est le lot commun des humains, et non pas de possession. »

« Tu veux être certain que je ne suis pas seulement un époux trompé en quête de bras pour exécuter sa vengeance. »

« C’est là une pensée qui pourrait venir à d’autres, pas à moi, dit Stilgar. Il sourit pour atténuer ses paroles. Nous autres, Fremen, nous avons notre science de la tradition, notre hadith. Lorsque nous redoutons un mentat ou bien une Révérende Mère, nous nous en référons à l’hadith. Il est dit que la seule peur que nous ne puissions repousser est la peur de nos propres fautes. »

« Il faut que Dame Jessica soit informée, insista Idaho. Gurney dit que…»

« Il se pourrait que ce message n’émane pas de lui. »

« Il ne peut venir que de lui. Nous autres, Atréides, nous savons comment vérifier la provenance des messages. Stil, est-ce que tu n’exploreras pas au moins certains des…»

« Jacurutu n’est plus. Il a été détruit il y a bien des générations. (La main de Stilgar effleura la manche d’Idaho.) De toute façon, j’ai besoin de tous mes combattants. Nous sommes dans une période troublée. Les qanats sont menacés… Comprends-tu ? Maintenant, si Alia…»

« Il n’y a plus d’Alia », dit Idaho.

« C’est ce que tu prétends. (Stilgar but une nouvelle gorgée de café.) Repose-toi parmi nous, mon ami. Bien souvent, il est inutile d’arracher un bras pour ôter une écharde. »

« Alors, parlons de Ghanima. »

« C’est inutile. Elle est sous ma protection. Nul ne saurait l’atteindre ici. »

Il ne peut être aussi naïf, se dit Idaho.

Mais Stilgar se levait, indiquant par-là, péremptoirement, que leur entretien était achevé.

Idaho se redressa péniblement, les genoux raidis, les mollets engourdis. Un aide fit alors son entrée et se plaça près de la porte. Javid entra dans la pièce à sa suite. Idaho se retourna. Stilgar se tenait à moins de quatre pas de lui. Sans la moindre hésitation, Idaho tira son couteau d’un geste vif et l’enfonça dans la poitrine de Javid. Celui-ci recula en titubant, s’arrachant de la lame. Il pivota sur lui-même et tomba face contre terre. Il eut une ultime ruade et mourut.

« Ceci, pour mettre un terme aux commérages », dit Idaho.

L’aide demeurait immobile, brandissant son couteau, indécis. Idaho, quant à lui, avait déjà rengainé son couteau, laissant une trace sanglante sur le bord de sa robe jaune.

« Tu as abusé de mon honneur ! cria Stilgar. Cet endroit est neutre…»

« Silence ! lança Idaho en lui décochant un regard furieux. Tu portes un collier, Stilgar ! »

C’était une des trois plus mortelles insultes qu’un Fremen pouvait entendre dans sa vie et le visage de Stilgar devint blême.

« Tu es un domestique, dit Idaho. Tu as vendu les Fremen pour le prix de leur eau ! »

C’était une autre insulte mortelle, celle-là même qui avait détruit le premier Jacurutu.