Stilgar grinça des dents et sa main se porta sur son krys. L’aide s’écarta du corps de Javid et battit en retraite sur le seuil.
Tournant le dos au Naib, Idaho s’avança, passa près du cadavre de Javid et, sur le seuil, lança sa troisième insulte sans se retourner : « Tu n’as pas d’immortalité, Stilgar. Aucun de tes descendants ne porte ton sang ! »
« Où vas-tu à présent, mentat ? » lança Stilgar comme Idaho quittait la pièce. Sa voix était aussi glaciale que le vent des pôles.
« Je vais à la recherche de Jacurutu », dit Idaho, sans se retourner.
Stilgar sortit son couteau. « Peut-être puis-je t’aider. »
Idaho était maintenant à l’autre extrémité du passage. Sans s’arrêter, il dit :
« Si tu veux m’aider avec ton couteau, voleur d’eau, sers-toi de mon dos. Cela convient bien à celui qui porte le collier d’un démon. »
En deux bonds, Stilgar eut traversé la pièce. Il passa sur le corps de Javid et rattrapa Idaho. Il le força à se retourner et à s’arrêter, brandissant son krys, avec un rictus de rage. Une rage telle qu’il ne vit même pas l’étrange sourire qui se dessinait sur le visage d’Idaho.
« Sors ton couteau, racaille de mentat ! » gronda Stilgar.
Idaho se mit à rire. Il donna deux gifles au Naib. Main droite, main gauche.
Avec un cri incohérent, Stilgar plongea son couteau dans le ventre d’Idaho, frappant vers le haut, traversant le diaphragme en direction du cœur.
Idaho s’effondra sur la lame et le regarda en souriant. La rage de Stilgar se changea instantanément en un état de choc glacé.
« Deux morts pour les Atréides, croassa Idaho. Et la seconde n’a pas de meilleure raison que la première. »
Il s’inclina sur le côté et s’effondra sur le roc, le sang ruisselant brusquement de sa blessure.
Stilgar brandissait toujours sa lame sanglante. Il regarda le corps immobile d’Idaho et il eut une inspiration vibrante, douloureuse. Derrière lui, il y avait Javid, mort. Et l’époux d’Alia, la Matrice du Paradis, était devant lui, mort de ses propres mains. On pourrait toujours dire qu’un Naib se devait de défendre l’honneur de son nom, de venger l’affront fait à la neutralité jurée. Mais cet homme, cet homme mort, était Duncan Idaho. Quelle que fût la valeur des arguments, des « circonstances atténuantes », rien ne pourrait effacer un tel acte. Même si Alia l’approuvait en son for intérieur, elle serait contrainte d’exiger publiquement un châtiment. Elle était Fremen, après tout. Pour régner sur les Fremen, elle ne pouvait rien être d’autre, jusqu’au détail le plus infime.
Alors seulement, Stilgar comprit que cette situation était très exactement celle qu’Idaho avait cherchée par sa « seconde mort ».
Il leva les yeux et découvrit le visage pétrifié de Harah, sa seconde épouse. Elle avait les yeux fixés sur lui, au milieu de la foule qui était accourue. Stilgar détourna son regard mais, sur tous les visages, il lut la même expression, la même frayeur des conséquences de son acte.
Lentement, il se redressa, il essuya la lame du krys sur sa manche et le remit dans son fourreau.
D’une voix ordinaire, il s’adressa à ceux qui l’entouraient.
« Que ceux qui veulent me suivre préparent leurs affaires immédiatement. Que l’on envoie des hommes pour appeler les vers. »
« Où vas-tu aller, Stilgar ? » demanda Harah.
« Dans le désert. »
« Je vais avec toi. »
« Bien sûr, tu viens avec moi. Toutes mes femmes viendront avec moi. Et Ghanima aussi. Va la chercher, Harah. Vite. »
« Oui, Stilgar, tout de suite… Elle hésita : Et Irulan ? »
« Si elle le souhaite. »
« Oui, mon époux. Elle hésitait encore : Vous prenez Ghani en otage ? »
« En otage ? Stilgar était profondément choqué par cette pensée. Femme… (Son pied effleura le corps d’Idaho.) Si ce mentat avait raison, je suis le seul espoir de Ghani. »
C’est alors qu’il se souvint de l’avertissement de Leto :
« Prends garde à Alia… Tu prendras ma sœur et tu fuiras. »
56
Se fondant sur les Fremen, les Planétologistes voient la vie comme un ensemble de manifestations de l’énergie et cherchent les relations dominantes. Par petits morceaux, fragments et parcelles qui évoluent vers une compréhension générale, la sagesse raciale Fremen est transcrite en une nouvelle certitude. Ce que les Fremen possèdent en tant que peuple, n’importe quel peuple peut le posséder. Il lui faut seulement développer un sens des relations d’énergie. Il lui faut seulement observer que l’énergie absorbe les structures des choses et construit avec ces structures.
Le Sietch de Tuek, sur le bord intérieur du Faux Mur. Halleck se tenait dans l’ombre de l’éperon rocheux qui dissimulait l’accès principal, attendant que ceux du sietch décident de lui accorder asile. Son regard se porta vers le nord, se promena sur le désert, puis sur le ciel gris-bleu du matin. Les contrebandiers avaient été surpris d’apprendre que lui, étranger à Dune, avait capturé un ver et l’avait chevauché. Mais Gurney avait été tout aussi surpris de cette réaction. La chose n’était pas un exploit pour un homme agile qui y avait assisté tant de fois.
A nouveau, les yeux de Halleck coururent sur le désert, sur ce champ argenté de rocs scintillants, sur les étendues vertes et grises où l’eau avait accompli sa magie. Tout soudain, cela lui apparaissait comme une fragile réserve d’énergie, de vie, menacée par un brusque changement, un glissement de la structure de la réalité.
Il connaissait l’origine de cette réaction. Là en bas, au niveau du désert, régnait une activité fébrile. Des barriques de truites mortes étaient roulées jusqu’à l’intérieur du sietch où leur eau serait distillée. Il y en avait des milliers. Elles avaient été attirées par une fuite d’eau. Et c’était cette fuite, précisément, qui avait précipité le cours des pensées de Halleck.
Par-delà les champs du sietch, le regard de Halleck fut attiré par le qanat d’où s’était échappée l’eau si précieuse. Il avait remarqué des trous dans les parois de pierre, il avait vu les fissures dans le contrefort par lesquelles l’eau s’était répandue dans le sable. Qui avait creusé ces trous ? Certains s’étendaient sur plus de vingt mètres de long dans les sections les plus vulnérables du qanat, aux endroits où des coulées de sable mou se perdaient dans les cuvettes où l’eau avait disparu. Ces cuvettes qui s’étaient emplies de centaines de truites en quelques instants. Les enfants du sietch étaient en ce moment occupés à les capturer et à les tuer.
Des équipes de réparation étaient à l’œuvre sur les parois rompues du qanat. D’autres arrosaient les plantes les plus fragiles avec ce qui restait de l’eau d’irrigation. La gigantesque citerne du Sietch de Tuek, approvisionnée par le piège-à-vent, avait été fermée à temps, empêchant l’eau de se perdre dans le qanat, et les pompes solaires déconnectées. L’eau d’irrigation provenait des dernières flaques, au fond du qanat, et de la citerne intérieure.
La chaleur du soleil augmentait d’instant en instant et le cadre de métal du sceau, derrière Halleck, émit des craquements en se dilatant. Paraissant obéir à ce simple son, les yeux de Halleck se portèrent sur la plus lointaine courbe du qanat, où l’eau s’était déversée le plus impudemment dans le désert. Les jardiniers optimistes du sietch avaient planté un arbre très particulier à cet endroit, et cet arbre était condamné si l’eau ne circulait pas à nouveau bientôt dans le qanat. Le regard de Halleck demeura longtemps fixé sur l’absurde feuillage du saule qui dansait dans le vent et le sable. L’arbre symbolisait cette nouvelle réalité dans laquelle il était pris, lui, tout comme Arrakis.