L’un et l’autre, nous sommes des étrangers, songea-t-il.
Il fallait bien longtemps aux gens du sietch pour prendre une décision, mais il savait qu’ils avaient de l’emploi pour ceux qui connaissaient l’art du combat. Les contrebandiers avaient toujours besoin d’hommes de valeur. Mais Halleck n’entretenait plus d’illusions à leur égard. Les contrebandiers de ce temps n’étaient plus ceux qui lui avaient donné asile des années auparavant, lorsqu’il avait fui, après le démantèlement du fief de son Duc. Non, ces gens appartenaient à une race nouvelle, prompte à chercher le profit.
Il regarda encore le saule absurde. Il lui vint alors l’idée que les tempêtes de cette réalité nouvelle pourraient bien disperser aux quatre horizons ces contrebandiers et leurs amis. Elles pourraient détruire Stilgar et sa fragile neutralité et balayer avec lui toutes les tribus qui demeuraient encore fidèles à Alia.
Ils avaient tous été colonisés. Halleck avait déjà assisté à cela, il avait connu ce goût amer sur son propre monde. Maintenant, il distinguait clairement ce qui se passait ici, il reconnaissait les maniérismes des Fremen des cités, le modèle des faubourgs, la façon dont les traits les plus caractéristiques du sietch rural étaient gommés jusque dans les refuges les plus secrets des contrebandiers, comme celui-ci. Les districts ruraux étaient devenus autant de colonies des centres urbains. Leurs populations avaient appris à supporter un joug matelassé, sous l’empire de la cupidité sinon des superstitions. Même ici, surtout ici, les gens avaient l’attitude des êtres soumis et non pas celle des hommes libres. Ils étaient méfiants, secrets, fuyants. Toute manifestation d’autorité provoquait le ressentiment – quelle que fût l’autorité : La Régente, Stilgar, le Conseil du Sietch…
Je ne peux pas leur faire confiance, se dit Halleck. Il ne pouvait que les utiliser et entretenir leur méfiance envers autrui. Ce qui était triste. C’en était fini des vieilles concessions mutuelles des hommes élevés dans la liberté. Les usages anciens avaient été ramenés à des paroles rituelles, et leur origine s’était perdue dans les mémoires.
Alia avait bien fait son travail, punissant ceux qui la combattaient, récompensant ceux qui la soutenaient, redistribuant les forces impériales au hasard tout en dissimulant les éléments majeurs de son pouvoir impérial. Les espions ! Par les dieux inférieurs, elle avait tant d’espions !
Halleck pouvait presque matérialiser le jeu mortel de mouvements et de parades par lequel Alia avait espéré maintenir l’opposition en situation de déséquilibre.
Si les Fremen restent assoupis, se dit-il, elle peut gagner.
Le sceau d’entrée s’ouvrit avec un craquement sonore. Un serviteur du nom de Melides apparut. Il était petit, avec un corps replet posé sur de grêles jambes d’araignée et le distille ne faisait qu’accentuer sa laideur.
« Vous avez été accepté », dit-il.
Halleck devina la ruse et la dissimulation dans sa voix. Il comprit qu’il ne bénéficierait ici que d’un asile de courte durée.
Jusqu’à ce que je puisse m’emparer d’un de leurs ornis, se dit-il.
« Transmets ma gratitude à ton Conseil », dit-il. Et il songea alors à Esmar Tuek, qui avait donné son nom à ce sietch. Esmar, mort par la trahison, aurait tranché la gorge de ce Melides au premier regard.
57
Tout chemin qui rétrécit les possibilités futures peut devenir un piège mortel. Les humains ne progressent pas dans un labyrinthe, ils explorent un horizon vaste empli d’occasions uniques. Seules des créatures vivant le nez enfoui dans le sable peuvent être attirées par la perspective rétrécie du labyrinthe. L’originalité et les différences produites par le sexe sont la protection vitale des espèces.
« Pourquoi n’ai-je pas de chagrin ? » demanda Alia, s’adressant au plafond de sa chambre d’audience, une pièce qui ne mesurait que quinze pas de long sur dix de large. Les deux fenêtres, étroites et hautes, s’ouvraient sur les toits d’Arrakeen et, au-delà, sur le Mur du Bouclier.
Midi approchait et le soleil inondait la cuvette où se dressait la cité.
Alia baissa les yeux sur Buer Agarves. Il venait de Tabr et il était maintenant l’aide de Zia, qui commandait les gardes du Temple. Agarves était venu lui annoncer que Javid et Idaho étaient morts tous deux. Une meute de sycophantes, de gardes et de serviteurs avaient fait irruption en même temps qu’Agarves, et leur attitude révélait qu’ils étaient déjà au courant de son message. Les mauvaises nouvelles se propageaient vite sur Arrakis.
Agarves était un homme de petite taille, avec un visage rond peu courant chez les Fremen, aux traits presque infantiles. Il appartenait à cette nouvelle génération engraissée par l’eau. En cet instant, Alia voyait deux images distinctes d’Agarves : l’une lui offrait un visage sérieux, des yeux d’indigo opaque, une bouche au pli sévère. L’autre lui révélait un être sensuel et vulnérable, oh, si vulnérable ! Et des lèvres larges qui lui plaisaient tout particulièrement.
Il n’était pas encore midi, et pourtant, quelque chose, dans le silence inhabituel, lui rappelait le crépuscule.
Idaho aurait dû mourir au crépuscule, songea-t-elle.
« Comment se fait-il, Buer, que tu sois porteur de ces nouvelles ? » demanda-t-elle, notant sa soudaine attention.
Il voulut déglutir et sa voix rauque n’était qu’un murmure.
« Je suis parti avec Javid, vous ne vous rappelez pas ? Et quand… Stilgar m’a envoyé à vous, il m’a dit de vous déclarer que je portais sa dernière soumission. »
« Sa dernière soumission, répéta-t-elle. Qu’entend-il par là ? »
« Je l’ignore, Dame Alia. »
« Explique-moi encore ce que tu as vu », lui demanda-t-elle, et elle s’étonna de sentir sa peau devenir si froide.
« J’ai vu… (Il pencha nerveusement la tête et fixa son regard sur le sol, devant Alia.) J’ai vu votre Saint Époux gisant mort dans le passage central et Javid, mort lui aussi, près de là, dans un autre couloir. Les femmes les préparaient déjà pour le Huanui. »
« Et c’est Stilgar qui t’avait appelé ? »
« C’est la vérité, Ma Dame. Il m’a convoqué. Il m’a envoyé Modibo, Le Courbé, son messager dans le sietch. Modibo ne m’a pas prévenu. Il m’a simplement dit que Stilgar voulait me voir. »
« Et tu as vu le corps de mon mari ? »
Il lui décocha un rapide coup d’œil, puis hocha la tête, fixant à nouveau le sol.
« Oui, Ma Dame. Et Javid était mort lui aussi. Stilgar… Stilgar m’a dit que le Saint Époux avait tué Javid. »
« Et mon époux, t’a dit Stilgar…»
« Il me l’a dit de sa propre bouche, Ma Dame. Stilgar a dit que c’était lui qui avait fait cela. Il a dit que le Saint Époux avait provoqué sa colère. »
« Sa colère, répéta Alia. Comment cela a-t-il pu se faire ? »
« Il ne me l’a pas dit. Personne ne me l’a dit. J’ai posé la question mais nul ne m’a répondu. »
« Et l’on t’a envoyé ici avec ces nouvelles ? »
« Oui, Ma Dame. »
« N’y avait-il rien que tu aies pu faire ? »
Agarves s’humecta les lèvres.
« C’est Stilgar qui m’a donné cet ordre, Ma Dame. Ce sietch lui appartient. »