« Quand la truite s’en va, les vers s’en vont aussi, dit Leto. Il faut que les tribus sachent. »
« La fin de l’épice », dit Ghanima.
Les mots frappaient simplement les points critiques de ce dispositif de péril qui menaçait les hommes intervenus dans le schéma si ancien des relations de Dune.
« Alia sait cela, reprit Leto, et elle jubile. »
« Comment peux-tu en être certain ? »
« Je le suis. »
Désormais, elle n’avait plus aucun doute : elle savait ce qui tourmentait son frère et elle en éprouvait une terreur glaçante.
« Si elle nous dément, jamais les tribus ne nous croiront », dit Leto. Il renvoyait ainsi leur dialogue à la question primordiale de leur existence : un Fremen pouvait-il croire en la sagesse d’un enfant de neuf ans ? Et Alia, que chaque journée éloignait de son intime héritage, jouait sur ce fait.
« Il faut convaincre Stilgar », dit Ghanima.
D’un même mouvement, leurs deux têtes se tournèrent vers le désert baigné de lune. Le paysage était autre, maintenant, transformé par quelques instants de perception. Jamais encore les liens qui existaient entre cet environnement et le comportement humain ne leur étaient apparus aussi évidents. Ils se sentaient l’un et l’autre devenus partie intégrante d’un système dynamique à l’équilibre fragile. Cette nouvelle perspective provoquait en eux un changement de conscience et un déferlement d’observations. Comme l’avait remarqué Liet-Kynes, l’univers était le théâtre d’une conversation permanente entre les populations animales. La truite des sables leur avait parlé en tant qu’animaux humains.
« Les tribus comprendraient une menace dirigée contre l’eau », dit Leto.
« Mais c’est plus que l’eau qui est menacée. C’est le…»
Ghanima se tut brusquement, consciente de l’implication profonde des mots. L’eau était le symbole absolu du pouvoir sur Arrakis. Dans leur essence, les Fremen demeuraient des animaux spécialisés, des survivants du désert, experts à gouverner dans certaines conditions de tension. Avec l’abondance de l’eau, un transfert étrange de symbole s’opérait en eux, alors même qu’ils comprenaient les anciennes nécessités.
« Tu penses que le pouvoir est menacé », rectifia Ghanima.
« C’est certain. »
« Mais nous croiront-ils ? »
« S’ils le voient, oui, s’ils voient ce déséquilibre. »
« L’équilibre », dit Ghanima. Et elle répéta les paroles prononcées autrefois par leur père : « C’est ce qui distingue un peuple d’une foule. »
Et Leto lui fit écho car leur père s’éveillait à nouveau en lui : « L’économie contre la beauté. Une histoire plus ancienne que Saba. (Il soupira et regarda sa sœur.) Je commence à avoir des rêves prescients, Ghani. »
Elle eut une exclamation sourde. Il reprit :
« Lorsque Stilgar nous a dit que notre grand-mère était retardée, je connaissais déjà cet instant. Mais mes autres rêves sont douteux. »
Les yeux embués, elle secoua la tête.
« Leto… Pour notre père, c’est venu plus tard. Est-ce que tu ne crois pas que ce pourrait être…»
« J’ai rêvé que j’étais enfermé dans une armure. Je courais parmi les dunes. Et je suis allé à Jacurutu. »
« Jacu… Cette vieille légende ! »
« C’est un lieu bien réel, Ghani. Je dois trouver cet homme qu’ils appellent le Prêcheur. Je dois l’interroger. »
« Tu penses qu’il… qu’il est notre père ? »
« Pose-toi la question. »
« Cela lui ressemble, dit-elle songeusement, mais…»
« Je sais les choses qu’il me faudra accomplir, et je ne les aime pas. Pour la première fois, je comprends mon père. »
Ghanima sut alors qu’elle venait d’être exclue de ses pensées.
« Le Prêcheur n’est peut-être qu’un vieux mystique. »
« Je prie pour que ce soit vrai, dit Leto dans un murmure. Si tu savais comme je prie ! »
Il se pencha tout en se redressant, pour prendre la balisette qui résonna doucement dans sa main.
« J’aimerais tant que ce soit Gabriel sans trompette », acheva-t-il.
Puis il se tut, et son regard courut sur le désert éclairé par la lune. Ghanima, l’imitant, vit, à la limite des jardins du sietch, la phosphorescence rousse de la végétation pourrissante puis, au-delà, le contour pur des lignes des dunes, le littoral du désert. Un domaine de vie. Le désert, qui jamais ne dormait tout à fait. Elle percevait de façon suraiguë sa vibration vitale, le passage furtif des animaux qui venaient boire dans le qanat. La révélation de Leto avait transformé le paysage nocturne, cet instant de la nuit devenant un moment de la vie, un moment où découvrir des régularités dans le changement perpétuel, où ressentir la longue transformation depuis leur passé Terranien, dont toutes les étapes étaient emprisonnées dans leurs mémoires.
« Pourquoi Jacurutu ? » demanda Ghanima, et son ton calme et froid détruisit ce qui s’édifiait.
« Eh bien… je ne sais pas. Quand Stilgar nous a dit pour la première fois qu’on tuait des gens, là-bas, et que ce lieu était tabou, j’ai pensé… ce que tu pensais. Mais c’est de là que le danger vient, à présent… Et du Prêcheur. »
Elle ne répondit pas, n’exigea pas qu’il partageât un peu plus ses rêves prescients. Elle n’ignorait pas qu’elle lui donnait ainsi la mesure de la terreur qu’elle éprouvait. Un tel cheminement ne pouvait conduire qu’à l’Abomination, et ils le savaient l’un et l’autre. Le mot s’inscrivit, se déploya dans la nuit au-dessus de Leto tandis qu’ouvrant la route il se faufilait entre les rochers vers l’entrée du sietch. L’Abomination.
7
L’Univers est à Dieu. Il est une chose, un tout à partir duquel toutes les séparations sont identifiables. La vie transitoire, y compris cette vie consciente et raisonnante que nous qualifions d’intelligente, ne détient qu’un fragile mandat sur quelque partie que ce soit du tout.
Halleck, tout en s’exprimant à haute voix sur divers sujets, transmettait par signes le seul message important. Il détestait l’antichambre exiguë que les prêtres lui avaient attribuée et qui était certainement truffée d’appareils espions. Qu’ils essaient de décoder les signaux discrets de ses mains ! Sur ce plan, il ne craignait pas grand-chose : les Atréides avaient pratiqué ce mode de communication pendant des siècles, sans que personne le perce.
La nuit était venue. La salle ne comportait aucune ouverture. Des globes brilleurs avaient été placés dans les angles.
« La plupart de ceux que nous avons capturés étaient des gens d’Alia », transmit Halleck, et son regard ne quittait pas le visage de Jessica tandis qu’il l’informait que l’interrogatoire des prisonniers se poursuivait.
« C’est donc bien ce que vous aviez prévu », remarqua Jessica en quelques signes rapides. Puis, hochant la tête, elle déclara afin que chacun entendît : « Lorsque vous aurez obtenu satisfaction, Gurney, j’attends un rapport complet. »
« Certainement, Ma Dame. » Et les doigts agiles de Gurney poursuivirent : « Une dernière chose, assez troublante : sous l’influence de drogues majeures, certains prisonniers ont parlé de Jacurutu et ils sont morts dans la seconde-même où ils prononçaient ce nom. »
« Un cardio-fusible ? » demanda Jessica. A haute voix :