« J’ai été tant de fois enceinte que je ne puis en faire le compte, riposta Ghanima. Ne joue pas à ces jeux d’adulte et d’enfant avec moi ! »
Il y avait du venin dans sa voix et Harah fit un pas en arrière.
« Vous êtes une bande d’idiots ! lança Ghanima, englobant du même mouvement la djedida et les gens de Stilgar. Jamais je n’aurais dû vous suivre ! »
« Tu serais morte à l’heure qu’il est. »
« Peut-être. Mais vous ne savez pas voir ce qui se trouve sous vos yeux ! Qui Stilgar attend-il donc ? »
« Buer Agarves. »
Ghanima la regarda en silence.
« Des amis du Sietch de la Faille Rouge vont le conduire en secret jusqu’à nous. »
« C’est le petit jouet d’Alia ? »
« Il aura un bandeau sur les yeux. »
« Et Stilgar croit vraiment cela ? »
« Buer a demandé une entrevue. Il a accepté toutes nos conditions. »
« Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? »
« Stilgar savait que tu ne serais pas d’accord. »
« Pas d’accord… Mais c’est de la folie ! »
Harah la regarda en fronçant les sourcils :
« N’oublie pas que Buer est…»
« De la Famille ! cria Ghanima. Il est le petit-fils du cousin de Stilgar. Je sais. Et Farad’n, dont j’aurai bien le sang un jour, est un parent tout aussi proche pour moi. Crois-tu que cela retiendra mon couteau ? »
« Nous avons reçu un distrans. Personne ne le suit. »
Ghanima parla à voix basse : « Cela ne peut nous amener rien de bon, Harah. Il faut partir tout de suite. »
« Tu as vu un présage ? demanda Harah. Ce ver mort que nous avons rencontré ! Était-ce…»
« Garde ça dans ton ventre et va donner naissance ailleurs ! Je n’aime pas cet endroit, je n’aime pas cette rencontre. Est-ce que ça ne te suffit pas ? »
« Je vais répéter à Stilgar ce que tu…»
« Je vais le lui dire moi-même ! »
Ghanima s’élança, et comme elle s’éloignait, Harah fit le signe des cornes du ver pour conjurer le mal.
Mais Stilgar ne fit que rire des craintes de Ghanima et il lui ordonna d’aller chercher des truites comme si elle était une des enfants. Elle se réfugia dans une des demeures abandonnées de la djedida pour remâcher sa colère. Celle-ci diminua rapidement. Elle sentit remuer ses vies intérieures et se souvint de quelqu’un qui avait dit : « Si nous pouvons les immobiliser, tout se passera comme prévu. »
Quelle pensée bizarre !
Mais elle ne parvenait pas à se rappeler qui avait prononcé ces paroles.
59
Muad’Dib fut déshérité et il parla pour les déshérités de tous les temps. Il s’éleva contre cette profonde injustice qui aliène l’individu de tout ce qu’on lui a appris à croire, de ce qui semble lui revenir comme un droit.
Au sommet de la butte de Shuloch, Gurney Halleck était assis sur un tapis de fibre d’épice, sa balisette posée près de lui. En bas, dans le bassin, les hommes et les femmes s’activaient à repiquer les plants. La rampe de sable sur laquelle les Bannis avaient attiré les vers au moyen d’une piste d’épice avait été barrée par un nouveau qanat, et les nouvelles plantations devraient retenir le sable.
Il était presque l’heure du repas de midi. Et Halleck était depuis plus d’une heure au sommet de la butte. Il voulait être seul pour penser. Des humains travaillaient là en bas, mais tout ce qu’il voyait était l’œuvre du Mélange. Selon l’estimation de Leto, la production d’épice tomberait bientôt au dixième de ce qu’elle était aux périodes les plus riches de l’ère harkonnen et se stabiliserait là. La valeur des stocks, dans tout l’Empire, doublait à chaque cotation. On disait que la Famille de Metulli avait vendu la moitié de la planète de Novebruns pour trois cent vingt et un litres de Mélange.
Les Bannis travaillaient comme des hommes poussés par le démon, et telle était peut-être la vérité. Avant chaque repas, ils se tournaient vers le Tanzerouft et priaient Shai-Hulud incarné. C’était ainsi qu’ils considéraient Leto et, par leurs yeux, Halleck voyait un avenir dans lequel la majorité de l’humanité partagerait cette croyance. Et il n’était pas certain de l’aimer.
Leto avait jeté les bases de cet avenir lorsqu’il était arrivé ici avec le Prêcheur, dans l’orni dérobé par Halleck. De ses mains nues, il avait fracassé le qanat de Shuloch, projetant des pierres énormes à cinquante mètres de distance. Lorsque les Bannis avaient tenté d’intervenir, il avait décapité le premier d’un simple coup de la main. Il avait lancé les autres dans la direction de leurs compagnons et avait éclaté de rire devant leurs armes. Sa voix était celle d’un démon lorsqu’il avait grondé :
« Le feu ne me touchera pas ! Vos couteaux ne m’égratigneront pas ! Je porte la peau de Shai-Hulud ! »
Les Bannis l’avaient reconnu alors, ils s’étaient souvenus de sa fuite, du saut qu’il avait fait depuis le sommet de la butte, « droit dans le désert ». Ils s’étaient prosternés devant lui et Leto avait donné ses ordres.
« Je vous amène deux invités. Vous veillerez sur eux et vous les honorerez. Vous reconstruirez votre qanat et vous commencerez à planter un jardin d’oasis. Un jour, je viendrai habiter ici. Vous préparerez ma demeure. Vous ne vendrez plus d’épice, mais vous mettrez en réserve toute votre récolte. »
Il avait encore donné d’autres instructions et les Bannis avaient prêté l’oreille à chacune de ses paroles, fixant sur lui le regard de la peur et de l’adoration.
Shai-Hulud avait enfin surgi du sable !
Rien n’annonçait cette métamorphose quand Leto avait retrouvé Halleck avec Ghadhean al-Fali dans l’un des petits sietchs rebelles de Gare Rudden. Avec son compagnon aveugle, Leto avait suivi l’ancienne route de l’épice, chevauchant un ver dans un territoire où les vers étaient rares désormais. Il avait parlé de quelques détours qu’il avait dû faire pour éviter des poches d’humidité assez importantes pour tuer un ver. Ils étaient arrivés peu après midi et des gardes les avaient escortés jusque dans la salle commune.
Le souvenir de cet instant s’imposa à la mémoire de Halleck.
« Ainsi, voilà le Prêcheur », avait-il dit.
Il s’était avancé vers l’aveugle et l’avait examiné, se rappelant les histoires qui circulaient à son sujet. Le Prêcheur ne portait pas de masque de distille. Son visage était nu et Halleck avait pu lire dans ces traits, les comparer à ses souvenirs. Oui, cet homme ressemblait vraiment au Duc dont Leto portait le prénom. Était-ce un hasard ?
« Tu sais ce que l’on raconte à son propos ? avait-il demandé à Leto. On dit que c’est ton père revenu du désert. »
« J’ai entendu ces histoires. »
Halleck l’examina longuement. Leto portait un distille très bizarre. Il semblait que des ourlets épais entouraient son visage et ses oreilles. Il avait revêtu une longue robe noire et des bottes de sable chaussaient ses pieds. Sa présence ici soulevait bien des questions. Comment avait-il pu s’échapper une fois encore ?
« Pourquoi as-tu amené le Prêcheur ? Ceux de Jacurutu disent qu’il travaille pour eux. »
« Plus maintenant. Je l’ai amené parce qu’Alia veut sa mort. »
« Vraiment ? Et tu crois qu’il peut trouver asile ici ? »
« Vous êtes son asile. »