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Cette salle existait dans tous les sietch, mais ici, dans la djedida abandonnée, elle était si basse que l’endroit en était écrasant. Les soixante Fremen de la bande de Stilgar, plus les neuf qui accompagnaient Agarves ne remplissaient pourtant qu’un bout de la salle. La lueur des lampes à huile d’épice se reflétait sur les poutres du plafond et projetait des ombres vives sur les murs. L’air était chargé de la lourde senteur de la cannelle.

L’entrevue avait commencé au crépuscule, après les prières à l’humidité et le repas du soir. Elle se poursuivait maintenant depuis plus d’une heure et Ghanima ne parvenait toujours pas à déceler les courants cachés sous la comédie d’Agarves. Ses paroles semblaient claires, mais elles ne correspondaient pas aux mouvements de ses yeux ni à ses gestes.

Pour l’instant, il répondait à la question d’un des lieutenants de Stilgar, une nièce d’Harah du nom de Rajia. C’était une jeune femme à la peau sombre, au visage ascétique. Sa bouche aux coins tombants lui conférait une perpétuelle expression de méfiance. Pour l’heure, Ghanima jugeait cette expression particulièrement adaptée aux circonstances.

« Je suis certain qu’Alia vous accordera à tous un pardon total et absolu, dit Agarves. Autrement, je ne serais pas ici, porteur de ce message. »

Stilgar intervint à l’instant où Rajia faisait mine de reprendre la parole.

« Il m’importe moins de savoir si nous pouvons lui faire confiance que de savoir si elle te fait confiance à toi », dit-il. Et, dans sa voix, roulaient des échos grondants. Il ne trouvait aucun agrément dans la possibilité offerte de retrouver son ancienne position.

« Peu importe qu’elle me fasse confiance ou non, dit Agarves. Pour être sincère, je ne pense pas que ce soit le cas. Depuis trop longtemps je vous cherche sans vous trouver. Mais j’ai toujours eu le sentiment qu’elle ne souhaitait pas vraiment que je vous capture. Elle était…»

« Elle était la femme de l’homme que j’ai tué, coupa Stilgar. Je reconnais qu’il m’y a incité. Il aurait pu aussi bien tomber sur son couteau. Mais cette nouvelle attitude me fait douter de…»

Les pieds d’Agarves dansaient et la colère était manifeste sur son visage.

« Elle vous pardonne ! Combien de fois devrai-je le dire ? Elle a exigé des Prêtres qu’ils organisent une manifestation spectaculaire pour invoquer le conseil divin de…»

« Tu n’as fait que soulever une autre hypothèse », dit une voix. C’était celle d’Irulan, dont la blonde chevelure venait d’apparaître auprès de la tête brune de Rajia. » Elle t’a convaincue, mais elle peut avoir d’autres plans. »

« La Prêtrise a…»

« Mais il y a toutes ces histoires que l’on raconte. On dit que tu es bien plus qu’un conseiller militaire, que tu es son…»

« Il suffit ! » Agarves était soudain hors de lui. Sa main s’était rapprochée du manche de son couteau. Des émotions contradictoires déformaient ses traits. « Croyez ce que vous voulez, mais je ne resterai pas avec cette femme ! Elle me souille ! Elle salit tout ce qu’elle touche ! Elle se sert de moi, elle me corrompt ! Mais je n’ai pas levé mon couteau sur ceux de ma race ! Maintenant. Ni jamais ! »

Ghanima, qui l’observait attentivement, songea : Là, au moins, il crie la vérité.

De façon surprenante, Stilgar éclata de rire.

« Ahh, cousin ! Pardonne-moi, mais il y a de la vérité dans la colère ! »

« Tu acceptes donc ? »

« Je n’ai pas dit cela. (Stilgar leva brusquement la main comme Agarves faisait mine de se déchaîner à nouveau.) Il ne s’agit pas seulement de moi, Agarves, mais des autres. (Il promena la main autour de lui.) Ils sont sous ma responsabilité. Examinons donc les réparations qu’Alia nous propose. »

« Des réparations ? Mais il n’en est pas question. Le pardon, oui, mais…»

« Alors quelle garantie offre-t-elle pour sa parole ? »

« Le Sietch Tabr, dont tu resteras le Naib, avec pleine autonomie et neutralité. Elle comprend maintenant comment…»

« Je ne regagnerai pas sa cour et je ne lui fournirai aucun combattant. Est-ce bien compris ? »

Ghanima sentit alors que Stilgar commençait de céder et elle pensa : Non, Stil ! Non !

« Cela n’est pas nécessaire, dit Agarves. Alia veut seulement que Ghanima lui soit rendue et qu’elle honore l’engagement de fiançailles qu’elle…»

« C’est donc ça ! lança Stilgar, baissant les sourcils. Ghanima est le prix de mon pardon. Me croit-elle…»

« Elle te croit raisonnable », dit Agarves.

Ghanima exulta : Il ne le fera pas. Garde ton souffle. Il ne le fera pas.

Comme elle pensait cela, elle entendit un froissement léger derrière elle, sur sa gauche. Elle voulut se retourner et des mains puissantes se refermèrent sur elle. Un tissu épais imprégné de drogue somnifère fut plaqué sur son visage avant qu’elle ait pu émettre un cri. Sa conscience s’estompa très vite. Elle sentit seulement qu’on l’entraînait par une porte, tout au fond de la salle. Elle pensa : J’aurais dû m’en douter ! J’aurais dû être sur mes gardes ! Mais les mains qui la portaient étaient celles d’un adulte, leur prise était ferme et elle n’avait pas la moindre chance de leur échapper.

Ses dernières impressions furent celles d’une nuit froide, des étoiles dans le ciel, d’un visage encapuchonné qui se penchait sur elle et demandait : « Elle n’a pas été blessée, au moins ? »

La réponse se perdit en même temps que les étoiles qui tourbillonnaient, se fondaient en une fournaise ardente qui était le centre de son moi.

61

Muad’Dib nous a donné une connaissance particulière de la perception prophétique, du comportement suscité par cette perception et de son influence sur des événements que l’on voit « directement ». (C’est-à-dire, des événements destinés à se produire dans un système connexe que le prophète révèle et interprète.) Ainsi qu’on l’a noté par ailleurs, une telle perception se comporte comme un piège particulier pour le prophète lui-même. Il peut être la victime de ce qu’il sait, ce qui est un défaut humain relativement commun. Le danger tient au fait que ceux qui prédisent des événements réels peuvent négliger l’effet polarisant d’une trop grande confiance dans leur vérité propre. Ils tendent à oublier que, dans un univers polarisé, rien ne saurait exister sans son contraire.

La Vision Presciente,
par Harq al-Ada.

Le sable était froid dans l’ombre des dunes et, à l’horizon, il formait comme une brume qui obscurcissait le soleil levant. Leto se tenait à la lisière de la palmeraie, observant le désert. Il écoutait les bruits du matin, ceux des hommes et ceux des animaux. L’air sentait la poussière mais il était aussi imprégné de l’arôme des épineux. Les Fremen, ici, n’avaient pas construit de qanat. Ils entretenaient à la main un minimum de plantations et l’irrigation était assurée par les femmes, qui amenaient l’eau dans des sacs de peau. Le piège-à-vent était un engin fragile que les tempêtes détruisaient fréquemment mais que l’on reconstruisait tout aussi vite. C’était un lieu de dur labeur, de commerce et d’aventure. Les Fremen, ici, croyaient encore que le bruit de l’eau courante était l’écho du paradis, mais ils chérissaient un ancien concept de liberté auquel Leto, lui aussi, était attaché.

La liberté, c’est la solitude, songea-t-il.