Mais les paroles du Prêcheur avaient été trop pour les Prêtres. Leurs cris de colère rompirent soudain le silence. Ils dévalèrent les marches et plongèrent dans la foule. Les gens s’écartèrent, puis réagirent, formant une vague qui parut déferler sur les premiers rangs de l’assistance, emportant le Prêcheur. Il tituba, séparé brutalement de son jeune guide. Tout à coup, un bras habillé de jaune surgit de la foule, armé d’un krys. Alia distingua le mouvement de la lame qui s’enfonça dans la poitrine du Prêcheur.
Le coup de tonnerre des portes du Temple violemment refermées la tira de son état de choc. Les gardes venaient de réagir à la fièvre de la foule. Mais, déjà, les gens refluaient, ménageant un espace libre autour du corps étalé sur les marches. Un silence surnaturel s’établit sur la plaza. Alia, maintenant, apercevait bien d’autres corps, mais celui-là seul emplissait toute la scène.
Une voix hurla alors, depuis le sein de la foule :
« Muad’Dib ! Ils ont tué Muad’Dib ! »
« Dieux inférieurs ! balbutia Alia. Dieux inférieurs ! »
« Il est un peu tard pour cela, ne crois-tu pas ? » demanda Jessica.
Alia pivota brusquement et remarqua l’expression de frayeur de Farad’n devant sa colère.
« C’est Paul qu’ils ont tué ! cria-t-elle. Votre fils ! Lorsqu’on le saura, savez-vous ce qui arrivera ? »
Jessica demeura immobile pendant un long moment, songeant qu’elle venait d’entendre une chose qu’elle savait depuis fort longtemps. La main de Farad’n, se posant sur son bras, interrompit son silence intérieur.
« Ma Dame », dit-il simplement, et il y avait tant de compassion dans sa voix qu’elle songea brièvement qu’elle pouvait aussi bien mourir ici même. Ses yeux allaient du visage glacé et furieux d’Alia à celui de Farad’n, sur lequel elle ne lisait que le chagrin et la sympathie, et elle pensa : Peut-être ai-je trop bien fait mon travail.
On ne pouvait douter des paroles d’Alia. Jessica se souvenait de chaque intonation de la voix du Prêcheur. Elle y avait retrouvé ses propres artifices, ceux qu’elle avait enseignés à ce jeune homme qui devait être un Empereur mais qui, à présent, n’était plus qu’un amas de chiffons sanglants gisant sur les degrés du Temple.
Le ghafla m’a aveuglée, songea-t-elle.
Alia fit signe à une aide : « Faites entrer Ghanima, à présent. »
Jessica se contraignit à l’analyse de ces mots.
Ghanima ? Mais pourquoi Ghanima en ce moment ?
L’aide venait de se tourner vers la porte principale, faisant signe aux gardes extérieurs de la déverrouiller, mais, avant qu’un mot ait été prononcé, la porte fut violemment déformée et les gonds sautèrent. La barre craqua et la porte tout entière, un épais panneau de plastacier à l’épreuve des plus formidables énergies, s’abattit dans la salle. Les gardes s’écartèrent d’un bond et brandirent leurs armes.
Les gardes du corps de Jessica et de Farad’n formèrent le cercle autour du Prince de Corrino.
Mais, sur le seuil, il n’y avait que deux enfants : Ghanima à gauche, en robe blanche de fiançailles, et Leto à droite, portant une robe blanche tachée par le désert sur un distille gris et lisse.
Alia leva les yeux de la porte abattue et regarda les deux enfants, prise d’un tremblement irrépressible.
« La famille est rassemblée pour nous accueillir, dit Leto. Grand-mère… Il inclina la tête à l’adresse de Jessica, porta les yeux sur le Prince de Corrino : Le Prince Farad’n, sans doute. Bienvenue sur Arrakis, Prince. »
Les yeux de Ghanima semblaient vides. Sa main droite était posée sur le manche d’un krys de cérémonie, à sa taille. Leto lui tenait fermement le bras et elle semblait vouloir échapper à son étreinte. Il la secoua violemment.
« Saluez-moi, famille, dit Leto. Je suis Ari, le Lion des Atréides, et voici… (A nouveau, il secoua le bras de sa sœur et tout le corps de Ghanima fut violemment agité.) Voici Areyh, la Lionne des Atréides. Nous sommes venus vous guider sur le Secher Nbiw, le Sentier d’Or. »
Ghanima entendit les mots-clés : Secher Nbiw, et la partie verrouillée de sa conscience fut soudain libérée et se diffusa dans son esprit. Elle s’épandait avec une beauté linéaire et la conscience intérieure de sa mère l’accompagnait et veillait. Et Ghanima sut alors qu’elle venait de conquérir le passé vociférant. Il y avait en elle une porte par laquelle, lorsqu’elle le voudrait, elle pourrait regarder le passé. Ces mois d’auto-hypnose avaient édifié en elle un refuge d’où elle pouvait dominer sa chair. Elle voulut se tourner vers Leto pour lui expliquer ce qui se passait en elle, et elle vit alors où ils se trouvaient et avec qui.
Leto lui lâcha le bras.
« Notre plan a-t-il réussi ? » demanda Ghanima.
« Assez bien », dit Leto.
Quittant son état de choc, Alia se tourna vers les gardes rassemblés sur sa gauche : « Emparez-vous d’eux ! »
Mais Leto se baissa, prit la porte d’une seule main et la lança dans les jambes des gardes. Deux d’entre eux furent cloués contre la paroi. Les autres reculèrent, terrifiés. La porte devait peser une demi-tonne et cet enfant l’avait projetée d’une seule main.
Alia vit alors les corps d’autres gardes, dans le couloir, et elle comprit que c’était Leto qui les avait abattus avant d’arracher cette porte colossale.
Jessica elle aussi avait vu les corps, tout comme elle avait mesuré l’extraordinaire puissance de Leto, et elle était parvenue à des conclusions semblables, mais les mots prononcés par Ghanima avaient atteint le centre même de la discipline Bene Gesserit qui la contraignait au calme. Sa petite-fille avait évoqué un plan.
« Quel plan ? » demanda-t-elle.
« Le Sentier d’Or, notre plan Impérial pour l’Imperium, dit Leto. Il fit un signe de tête à l’intention de Farad’n. N’ayez pas de pensées sévères à mon égard, cousin. C’est aussi pour vous que j’agis. Alia espérait que Ghanima vous tuerait. Je préfère que vous viviez le temps de votre vie avec quelque bonheur. »
Les gardes d’Alia qui étaient accourus dans le couloir hésitaient et elle leur hurla : « Je vous ordonne de vous emparer d’eux ! »
Mais ils n’osèrent pas avancer.
« Attends-moi ici, ma sœur, dit Leto. Il me reste une tâche désagréable à accomplir. »
Il s’avança droit sur Alia.
Elle battit en retraite dans un coin de la salle, s’accroupit et sortit son couteau. Les joyaux verts sertis dans le manche scintillèrent dans la lumière.
Leto s’avançait calmement, les mains vides, les bras écartés du corps. Il était prêt.
Alia plongea en avant, le couteau brandi.
Leto sauta presque jusqu’au plafond tout en lançant son pied gauche. Il atteignit Alia à la tête et l’envoya rouler au sol, une marque sanglante sur le front. Son couteau lui échappa. Elle voulut le reprendre mais Leto était déjà devant elle.
Elle hésita, rassemblant toute sa science Bene Gesserit. Elle se redressa, le corps souple, tous ses muscles en attente.
Leto s’avança à nouveau sur elle.
Elle feinta sur la gauche mais son épaule droite s’éleva et, dans le même temps, elle lança son pied droit en avant avec une force susceptible d’éventrer un homme si le coup était assez précis.
Leto le reçut sur le bras, saisit le pied d’Alia au vol et se mit à la faire tourner autour de lui, à une vitesse telle que la robe d’Alia émit un sifflement.
Ceux qui se trouvaient là reculèrent.