« Avez-vous relâché certains prisonniers ? »
« Quelques-uns, Ma Dame. Ceux qui ne présentaient aucun intérêt évident. » (« Nous soupçonnons un effet de contrainte cardiaque, oui, mais nous n’avons encore aucune preuve. Les autopsies sont en cours. Mais j’ai estimé qu’il fallait que je vous rapporte ce détail à propos de Jacurutu. »)
(« Tout comme mon Duc, j’ai toujours considéré Jacurutu comme une légende intéressante, partant sans doute d’un fait réel. ») Cette fois, les doigts de Jessica n’esquissèrent même pas ce signe de tristesse qui soulignait habituellement la moindre allusion à son amour défunt.
« Avez-vous d’autres instructions ? » demanda Halleck.
Jessica lui demanda de regagner le port et de ne se représenter qu’avec de nouvelles informations. Mais, dans le même instant, ses doigts ordonnaient :
« Renouez le contact avec vos amis parmi les contrebandiers. Si Jacurutu existe, ces gens vivent en vendant de l’épice. Et ce sont les contrebandiers qui constituent leur seul marché possible. »
Il inclina brièvement la tête.
(« Cette démarche est en cours, Ma Dame. ») Et, parce qu’il ne pouvait oublier toutes ces années de vigilance, il ajouta : « Soyez prudente, ici. Alia est votre ennemie et la plupart des prêtres lui sont acquis. »
(« Pas Javid. Il hait les Atréides. Je pense que seul un adepte est à même de s’en rendre compte, mais, pour ma part, j’en suis certaine. Il conspire et Alia l’ignore. »)
« Je vais assigner des hommes supplémentaires à votre garde personnelle », dit soudain Halleck, haut et clair, s’attirant un bref regard de reproche de Jessica. « Il y a du danger, j’en suis certain. Allez-vous passer la nuit ici ? »
« Plus tard, nous gagnerons le Sietch Tabr », déclara Jessica, puis elle hésita, sur le point de lui demander de ne pas lui envoyer de gardes supplémentaires. Mais elle se tut. Il fallait se fier à l’instinct de Gurney. Bien des Atréides avaient appris cela, pour leur bien ou à leurs dépens.
« Il me reste encore à rencontrer le Maître des Novices, ajouta-t-elle. Ensuite, c’est avec plaisir que je quitterai cet endroit. »
8
Et j’appelai une autre bête hors du sable. Et elle avait deux cornes tout comme un bélier, mais sa gueule était garnie de crocs, aussi féroce que celle du dragon, et tout son corps était ardent et luisant tandis qu’elle sifflait comme un serpent.
Il s’était baptisé le Prêcheur, et ainsi était-il advenu une grande peur pour beaucoup sur Arrakis, qu’il fût Muad’Dib revenu du désert, et non pas mort. Muad’Dib pouvait être encore vivant, puisque nul n’avait vu son corps. Mais qui avait jamais revu un corps réclamé par le désert ? Quand même… Muad’Dib ? On pouvait déterminer des points de comparaison, encore que nul des anciens jours ne fût jamais venu déclarer : « Oui, j’ai bien vu Muad’Dib en cet homme. Je l’ai connu. »
Quand même… Tout comme Muad’Dib, le Prêcheur était aveugle. Ses orbites étaient noires, comme si elles avaient été carbonisées par un brûle-pierre. Et sa voix avait la même puissance de pénétration, la même force qui venait arracher des réponses loin au fond des êtres. Nombreux étaient ceux qui avaient remarqué cela. Il était maigre, ce Prêcheur, le visage tanné et ridé, les cheveux grisonnants. Mais le désert profond sculptait ainsi tant de visages. Il suffisait à chacun de se regarder dans un miroir pour en avoir la preuve. Il y avait un autre détail qui donnait lieu à maintes discussions : le Prêcheur était guidé par un jeune Fremen qui n’appartenait à aucun sietch et qui, lorsqu’on l’interrogeait, répondait qu’il avait loué ses services au Prêcheur. Mais Muad’Dib, faisait-on observer, avec sa connaissance de l’avenir, n’avait eu aucun besoin d’un guide, si ce n’est tout près de la fin, quand le chagrin l’avait submergé. A ce moment-là, oui, il lui avait fallu un guide, cela, chacun le savait.
Le Prêcheur était apparu un matin d’hiver dans les rues d’Arrakeen, s’appuyant d’une main brune aux veines saillantes sur l’épaule de son jeune guide. Le garçon, qui disait se nommer Assan Tariq, se frayait un chemin dans la foule et le poudroiement de silex avec l’assurance d’un natif, sans jamais perdre le contact avec son maître. L’aveugle, pouvait-on remarquer, portait la bourka traditionnelle par-dessus un distille comme ceux que l’on avait jadis confectionnés dans les cavernes des sietch du désert le plus reculé. Un distille qui n’avait rien de commun avec les vêtements négligés que l’on voyait depuis quelques années. Le tube nasal qui récupérait l’humidité de sa respiration pour les recycleurs cachés sous la bourka étaient soigneusement guipé avec cette vigne noire que l’on ne rencontrait plus guère. Le masque, sur la partie inférieure du visage, était maculé de taches vertes laissées par le vent de sable. En tout point, le Prêcheur était une figure surgie du passé de Dune.
Dans la foule de ce matin d’hiver, en Arrakeen, nombreux furent ceux qui le remarquèrent. Il est vrai que l’on connaissait peu d’aveugles parmi les Fremen. La Loi Fremen les attribuait toujours à Shai-Hulud. Certes, les temps modernes étaient plus cléments, adoucis par l’eau, mais les mots de la Loi demeuraient inchangés, depuis les anciens jours. L’aveugle était une offrande à Shai-Hulud. Il devait être abandonné dans le bled où les grands vers viendraient le dévorer. Cela se passait toujours très loin – des histoires couraient jusqu’aux villes – dans ce désert encore dominé par les plus géants d’entre les vers, ceux que l’on appelait les Vieux Hommes du Désert. Un aveugle Fremen était donc une curiosité et, sur le passage de l’étrange couple, chacun s’arrêtait.
Le jeune guide devait avoir dans les quatorze ans. Il appartenait à cette nouvelle génération qui portait un distille modifié laissant le visage exposé à l’air. Il avait les traits minces, le nez petit sous les yeux bleu d’épice dont l’innocence dissimule souvent, chez l’enfant, le cynisme de la connaissance. Par contraste, l’aveugle marchait à longues enjambées, avec cette vigueur qui n’appartient qu’à ceux qui ont connu des années de sable, de marche ou de chevauchée sur les grands vers. Sa tête encapuchonnée avait ce port roide que les aveugles adoptent involontairement. Il ne l’inclinait, parfois, que pour prêter l’oreille à quelque son particulier.
L’étrange couple s’avança dans la foule jusqu’aux vastes degrés qui montaient au flanc de cette colline qu’était le Temple d’Alia, en face du Donjon de Paul. Le Prêcheur et son jeune compagnon ne s’arrêtèrent qu’au troisième palier, où les pèlerins du Hajj, comme chaque matin, attendaient l’ouverture des portes géantes qui dominaient les marches et qui auraient pu accueillir la plus haute des cathédrales des anciennes religions. On disait que le pèlerin, les franchissant, avait l’âme réduite à son atomicité, et qu’il pouvait dès lors passer par le chas d’une aiguille et accéder au paradis.
Au bord du troisième palier, le Prêcheur se retourna. Du fond de ses orbites vides, il parut tout observer : la marée des citadins paradant auxquels se mêlaient des Fremen dont la tenue ne faisait qu’imiter les distilles des jours d’autrefois. Il semblait dévisager chacun des pèlerins qui venaient de débarquer des transports de la Guilde et qui se pressaient pour franchir ce premier pas dans la dévotion, sur le chemin du paradis.
En vérité, ce palier était un lieu bruyant. Les Adeptes de l’Esprit de Mahdi, en robes vertes, portaient des faucons vivants, dressés à glapir l’« appel au paradis ». Des vendeurs ambulants clamaient leur menu, entrant en compétition avec les voix de mille autres marchands proposant mille autres choses sur des modes suraigus. Le Tarot de Dune, entre autres, avec ses commentaires enregistrés sur shigavrille. Tel bateleur proposait des fragments de vêtements exotiques « certifiés avoir été touchés par la main de Muad’Dib lui-même ! ». Tel autre des fioles contenant une « eau garantie pure du Sietch Tabr, résidence de Muad’Dib ». Tout cela dans un flot de conversations en une centaine ou plus de dialectes dérivés du Galach, relevées de pépiements ou de cris gutturaux propres aux langages extrines de civilisation annexées par la bannière du Saint Imperium. Des danseurs-visages et des êtres nains des planètes artisanes et suspectes du Tleilaxu giraient et bondissaient en habits scintillants dans la cohue. Des visages, émaciés ou gonflés d’eau. Des milliers de pieds glissant sur le plastacier des larges marches, composant un fond crissant à la terrible cacophonie des prières. Une suite de notes dominait parfois, ou bien un appel : « Muaaad’Dib ! Muaad’Dib ! Accueille mon âme ! Toi qui es l’oint de Dieu, accueille mon âme ! Muaad’Dib ! »