Il désignait l’amas de biens précieux.
« Non, Mon Seigneur. »
« Alors, j’accepte ton présent, dit Leto. Il se pencha en avant, saisit l’ourlet de la robe de Ghanima entre ses doigts et en arracha un fragment. En retour, je t’offre ce morceau de la robe de ma sœur, celle qu’elle portait lorsqu’elle fut enlevée de ton camp dans le désert, ce qui m’obligea à la sauver. »
Stilgar accepta le bout d’étoffe d’une main tremblante.
« Vous moquez-vous de moi, Mon Seigneur ? »
« Me moquer de toi ? Sur mon nom, Stilgar, jamais je n’y songerais. Je t’ai donné un présent sans prix. Je t’ordonne de le porter contre ton cœur afin qu’il te rappelle que tous les humains sont enclins à l’erreur et que tous les chefs sont humains. »
Stilgar eut un rire discret.
« Quel Naib vous auriez fait ! »
« Quel Naib je fais ! Le Naib de tous les Naibs ! N’oublie jamais cela ! »
« Qu’il en soit selon vos paroles, Mon Seigneur ! (Stilgar hésita, se souvenant du rapport de Tarifa.) Et il pensa : J’avais pensé jadis à le tuer. Maintenant, il est trop tard. Son regard se posa sur la jarre d’or surmontée d’un couvercle vert. « C’est l’eau de ma tribu », dit-il.
« Et la mienne, dit Leto. Je t’ordonne de lire l’inscription que porte son flanc. Lis-la à haute voix afin que tous l’entendent. »
Le Naib eut un regard interrogateur à l’adresse de Ghanima, mais elle ne lui répondit que par un bref mouvement du menton, un geste froid qui lui arracha un frisson. Ces petits diables d’Atréides allaient-ils donc le garder ici pour qu’il réponde de ses audaces et de ses fautes ?
« Lis », dit Leto en lui montrant la jarre.
Lentement, Stilgar escalada les degrés et se pencha.
« Cette eau, lut-il à haute voix, est l’essence ultime, la source du ruissellement de la créativité. Bien qu’elle dorme, elle engendre tous les mouvements. »
« Que signifient ces mots ? » murmura Stilgar.
Il éprouvait tout à coup une émotion dont il ignorait l’origine.
« Le corps de Muad’Dib est une coque vide, abandonnée par un insecte, dit Leto. Il avait maîtrisé le monde intérieur tout en tenant le monde extérieur en mépris, et cela engendra la catastrophe. Il maîtrisa le monde extérieur tout en excluant le monde intérieur, et cela livra ses descendants aux démons. L’Élixir d’Or disparaîtra de Dune, pourtant la graine de Muad’Dib continue de se propager et son eau déplace notre univers. »
Stilgar baissa la tête. Les choses mystiques le plongeaient toujours dans le trouble.
« Le commencement et la fin ne font qu’un, continua Leto. Vous vivez dans l’air mais vous ne le voyez pas. Une phase s’est achevée. C’est le commencement de son contraire qui surgit maintenant de cet achèvement. Et ainsi nous obtiendrons Kralizec. Tout revient plus tard sous une forme différente. Vous avez senti des pensées dans votre tête : vos descendants sentiront des pensées dans leur ventre. Retourne au Sietch Tabr, Stilgar. Gurney Halleck t’y accompagnera. Il sera mon représentant au sein de ton Conseil. »
« Vous ne me faites donc pas confiance, Mon Seigneur ? » demanda Stilgar à voix basse.
« Totalement, sinon je n’enverrais pas Gurney. Il devra commencer le recrutement de la nouvelle force dont nous aurons bientôt besoin. J’accepte ton serment de féauté, Stilgar. Tu peux te retirer. »
Stilgar s’inclina très bas, redescendit les degrés et quitta la salle. Les autres Naibs lui emboîtèrent le pas, suivant le principe Fremen du « dernier sera le premier ». Mais certaines de leurs questions résonnèrent clairement près du trône.
« De quoi parlais-tu donc, Stil ? Qu’est-ce que signifient ces mots à propos de l’eau de Muad’Dib ? »
Leto s’adressa à Farad’n : « Vous avez noté tout cela, Scribe ? »
« Oui, Mon Seigneur. »
« Ma grand-mère m’a dit qu’elle vous a éduqué dans l’art mnémonique du Bene Gesserit. C’est une bonne chose. Je n’ai pas envie de vous voir gribouiller à mes côtés. »
« Comme vous voudrez, Mon Seigneur. »
« Approchez », ordonna Leto.
Farad’n s’exécuta, avec une pensée reconnaissante pour l’éducation que lui avait donnée Jessica. Même en acceptant le fait que Leto n’était plus humain, que les pensées qu’il formulait n’étaient plus réellement humaines, le Sentier d’Or était plus qu’effrayant.
Leto regarda Farad’n. Les gardes se tenaient hors de portée de voix. Seuls les Conseillers de la Présence Intérieure demeuraient présents dans la Grande Salle, en groupes immobiles, à plusieurs pas de la première marche.
Ghanima s’était rapprochée de son frère, et avait appuyé un bras sur le dossier du trône.
« Vous n’avez pas encore accepté de me donner vos Sardaukar, dit Leto. Mais vous accepterez. »
« Je vous dois beaucoup, dit Farad’n, mais pas cela. »
« Vous pensez qu’ils ne sauront pas s’entendre avec mes Fremen ? »
« Aussi bien que ces nouveaux amis que sont Tyekanik et Stilgar. »
« Et pourtant, vous refusez ? »
« J’attends votre offre. »
« Alors, je dois vous faire une offre, en sachant que jamais vous ne la répéterez. Je souhaite que ma grand-mère ait bien joué son rôle et que vous soyez prêt à m’entendre. »
« Que dois-je entendre ? »
« Dans toute civilisation, il y a toujours une mystique dominante, dit Leto. Elle s’érige en barrière contre tout changement, ce qui laisse toujours les générations futures vulnérables devant les trahisons de l’univers. En cela, toutes les mystiques se ressemblent : la mystique religieuse, la mystique du héros, la mystique du messie, celle de la science et de la technologie et celle de la nature elle-même. Nous vivons dans un Imperium façonné par une telle mystique et, à présent, cet Imperium s’écroule parce que la plupart de ceux qui l’habitent ne savent plus distinguer entre la mystique et leur univers. Voyez-vous, la mystique est comme la possession par le démon, elle tend à dominer la conscience, à recouvrir toute chose. »
« Je reconnais la sagesse de votre grand-mère dans ces paroles », dit Farad’n.
« C’est une bonne chose, cousin. Elle m’a demandé si j’étais une Abomination. Je lui ai répondu par la négative. Ce fut mon premier mensonge. Ghanima a échappé à cela, comprenez-vous, mais pas moi. Il m’a fallu chercher de l’aide auprès de mes vies intérieures pour équilibrer la pression excessive du Mélange. J’ai alors évité les plus malfaisantes et choisi un allié proposé par la conscience intérieure de mon père. En vérité, je ne suis ni mon père ni cet allié. Je le répète : je ne suis pas le Second Leto. »
« Expliquez-vous. »
« Vous êtes d’une franchise admirable… Je suis une communauté dominée par un esprit ancien et puissant. Il engendra une dynastie qui dura trois mille de nos années. Son nom était Harum et, jusqu’à ce que sa lignée s’étiole dans la faiblesse et les superstitions congénitales d’un de ses descendants, ses sujets connurent une existence au rythme sublime. Inconsciemment, ils changeaient avec les saisons. Ils engendraient des individus à la vie brève, superstitieux, dociles devant le dieu-roi. Pris dans leur ensemble, ils constituaient un peuple puissant. Leur survie en tant qu’espèce était devenue une habitude. »
« Cela ne me plaît guère », dit Farad’n.
« Pas plus qu’à moi. Mais tel est l’univers que je vais créer. »
« Pourquoi ? »
« C’est une leçon que j’ai apprise sur Dune. La présence de la mort est un spectre qui domine les vivants ici-bas. Par cette présence, les morts changent les vivants. Les membres d’une telle société sombrent dans leurs ventres. Mais lorsque vient le temps du contraire, lorsqu’ils se redressent ils sont grands et beaux. »