Jessica eut un frisson.
« Une horrible histoire. Horrible. »
« Que devons-nous faire ? J’ai peur de chercher dans toutes ces vies, tous ces souvenirs…»
« Ghani ! Je te le défends. Tu ne dois pas risquer…»
« Cela peut se produire même si je n’en cours pas le risque. Comment savons-nous ce qui, réellement, éviterait cette… cette possession. » (Ghanima cracha le mot.)
« Eh bien… C’est de Jacurutu qu’il s’agit, non ? J’ai demandé à Gurney de retrouver cet endroit – s’il existe. »
« Mais comment peut-il ? Oh, oui, bien sûr : les contrebandiers. »
Jessica resta sans voix devant ce nouvel exemple de l’accord permanent de l’esprit de Ghanima avec tous ceux qu’elle portait en elle. Avec celui de Jessica ! C’était une chose si étrange, songea-t-elle, que cette chair si jeune pût porter en elle tous les souvenirs de Paul au moins jusqu’à l’instant où le sperme de Paul s’était séparé de son passé. C’était une intrusion dans la vie intime de l’être qui suscitait une réaction de révolte primitive chez Jessica. Pendant un instant, elle se répéta le jugement absolu et inflexible du Bene Gesserit : Abomination ! Mais elle ne pouvait nier ce qu’il y avait de bon dans cette enfant, sa volonté de se sacrifier pour son frère.
Nous ne sommes qu’une vie, projetée vers le futur obscur, songea-t-elle. Nous sommes un seul sang.
Plus que jamais, elle était prête à assumer les événements qu’elle avait mis en branle avec Gurney Halleck. Il fallait séparer Leto de sa sœur, l’éduquer ainsi que le prescrivaient les Sœurs.
11
J’entends le vent souffler sur le désert et je vois les lunes de la nuit d’hiver cingler dans le vide comme de grands vaisseaux. A elles, je fais serment : je serai déterminé et je ferai un art du gouvernement ; j’équilibrerai l’héritage du passé et je serai le magasin idéal des souvenirs préservés. Je serai connu pour ma bonté plutôt que pour mon savoir. Mon visage illuminera les couloirs du temps aussi longtemps qu’existeront les humains.
Alia Atréides n’était encore qu’une très jeune enfant quand elle s’était mise pour la première fois en transe prana-bindu durant quatre heures, afin d’essayer de consolider sa personnalité propre contre l’assaut de toutes ces autres. Elle connaissait le problème. On ne pouvait échapper au Mélange dans un sietch. Il se trouvait partout : dans les aliments, dans l’eau, dans l’air qu’elle respirait et même dans les draps entre lesquels elle pleurait la nuit. Très tôt, elle avait été familiarisée avec la coutume de l’orgie du sietch au cours de laquelle la tribu buvait l’eau-de-mort du ver.
Durant l’orgie, les Fremen libéraient les pressions accumulées de leurs mémoires génétiques tout en les reniant. Ainsi, Alia avait vu ses compagnons possédés pour un moment.
Pour elle, elle ne pouvait rien libérer, rien renier. Elle avait acquis pleine conscience bien avant de naître. Et, avec la conscience, la connaissance cataclysmique des circonstances : prisonnière dans la matrice du contact inévitable des personas de tous ses ancêtres et de ces entités que le tau d’épice avait transmises par-delà la mort jusqu’en Dame Jessica. Avant sa naissance, Alia détenait la moindre parcelle de la connaissance requise chez une Révérende Mère du Bene Gesserit, plus, bien plus au travers de tous ces autres.
Sachant cela, elle admettait une terrible réalité. L’Abomination. La totalité de cette connaissance l’affaiblissait. Les pré-nés ne pouvaient échapper. Pourtant, elle avait lutté contre les plus redoutables de ses ancêtres, remportant pour un temps une victoire à la Pyrrhus qui avait tenu durant l’enfance. Elle avait développé une personnalité propre qui n’était nullement immunisée contre les intrusions violentes de tous ceux qui vivaient le reflet de leurs vies à travers la sienne.
Ainsi serai-je un jour, songeait-elle. Et cette pensée était glaçante. S’infiltrer, se dissimuler dans la vie d’un enfant qu’elle aurait conçu, s’immiscer dans sa conscience, s’y agripper pour lui ajouter sa part d’expérience.
La peur avait dominé son enfance, puis sa puberté. Elle l’avait combattue seule, sans jamais demander d’aide. Qui aurait pu comprendre ce dont elle avait besoin ? Certainement pas sa mère, qui jamais ne s’écarterait du spectre inébranlable du jugement Bene Gesserit : le pré-né est l’Abomination.
Il y avait eu cette nuit où son frère s’était rendu seul au désert pour y chercher la mort, s’offrant à Shai-Hulud ainsi que devaient le faire les Fremen aveugles. Dans le même mois, Alia avait épousé le maître d’armes de Paul, Duncan Idaho, le mentat ressuscité d’entre les morts par les arts Tleilaxu. Alors, sa mère avait regagné Caladan et elle avait eu légalement la charge des enfants jumeaux de Paul.
Et la Régence.
Les pressions de sa charge avaient eu raison des peurs anciennes et elle s’était ouverte totalement aux vies qui étaient en elle, à leurs conseils, elle s’était plongée dans la transe d’épice en quête de visions qui sauraient la guider.
La crise survint par un jour comme tant d’autres, durant le printemps du mois de Laab. La matinée était claire, un vent froid venu du pôle soufflait sur le Donjon de Paul. Alia était encore vêtue de jaune, la couleur de deuil du soleil stérile. De plus en plus fréquemment, ces dernières semaines, elle s’était fermée à la voix intérieure de sa mère qui dénigrait les préparatifs des Journées Saintes dont le Temple serait le centre.
La conscience intérieure de Jessica s’était estompée, jusqu’à disparaître sur une dernière requête impersonnelle : Alia ferait mieux de travailler sur la Loi Atréides. De nouvelles vies exigèrent alors leur moment de conscience et Alia comprit qu’elle avait ouvert un puits sans fond. Des visages se rassemblaient comme une nuée de sauterelles. L’un d’eux s’imposa, devint plus net. Presque une bête : le vieux Baron Harkonnen. Bouleversée, elle s’était mise à hurler sous cet affreux assaut et, pour un temps, le silence s’était rétabli.
Ce matin-là, comme à l’accoutumée, Alia fit quelques pas dans le jardin-terrasse avant de prendre son petit déjeuner. Encore une fois, elle tenta de triompher dans cette bataille intérieure en maintenant la totalité de sa conscience dans l’admonition de Choda aux Zensunni :
« Qui abandonne l’échelle peut tomber vers le haut ! »
Mais elle était distraite par l’éclat du jour sur les falaises du Mur du Bouclier. Des tapis élastiques d’herbe grasse s’étaient développés dans les sentiers du jardin. Ils étaient couverts de l’humidité prise à la nuit, des millions de gouttes de la rosée. Une multitude de reflets sur le passage d’Alia.
Cette multitude l’étourdit. Chacun de ses reflets portait l’empreinte d’un visage de la multitude intérieure.
Elle s’efforça de concentrer ses pensées sur ce que l’herbe impliquait. Le foisonnement de la rosée lui apprenait à quel point la transformation écologique d’Arrakis était avancée. Le climat, sous ces latitudes nordiques, se réchauffait. Le gaz carbonique, dans l’air, était en augmentation. Elle se souvint d’un nombre impressionnant d’hectares qui seraient ensemencés l’an prochain – et il fallait mille mètres cubes d’eau pour irriguer un hectare…
En dépit de tous ses efforts pour ramener ses pensées vers les choses du réel, elle ne pouvait échapper à tous ces autres qui tournaient en elle comme autant de squales. Elle porta la main à ses tempes en fermant les yeux.