Les rumeurs matinales du sietch finirent par troubler le cours de ses pensées. Ceux qui s’étaient éveillés se déplaçaient à l’intérieur de la grotte. Une faible brise effleura les joues de Stilgar : les sceaux des portes venaient d’être levés et la fraîcheur pénétrait. Bientôt, l’aube suivrait. Et cette brise parlait à Stilgar. Elle lui évoquait le temps, et aussi la négligence. Les gens du sietch n’observaient plus la stricte discipline de l’eau qu’ils avaient connue dans les anciens jours. Et pourquoi en aurait-il été autrement sur une planète qui désormais connaissait la pluie, sur laquelle dérivaient des nuages, alors que l’on disait que huit Fremen avaient été noyés par une crue soudaine dans un wadi ? Une noyade. Jamais auparavant le mot n’était apparu dans la langue de Dune. Mais Dune n’était plus qu’Arrakis… Et ce matin était celui d’un jour important.
Jessica, songea Stilgar, la mère de Muad’Dib, la grand-mère des jumeaux royaux revient aujourd’hui sur cette planète. Pourquoi a-t-elle décidé de mettre un terme à cet exil volontaire ? Pourquoi veut-elle quitter la sécurité et le confort de Caladan pour les périls d’Arrakis ?
Mais il nourrissait d’autres craintes encore : Jessica devinerait-elle ses doutes, elle, sorcière du Bene Gesserit, formée par l’intense éducation des Sœurs, elle, Révérende Mère de plein droit ? Les femelles du Bene Gesserit avaient l’esprit acéré et elles étaient dangereuses. Dame Jessica exigerait-elle de lui qu’il tombe sur son couteau, ainsi qu’en avait reçu l’ordre l’Umma-Protecteur de Liet-Kynes ?
Et lui obéirai-je alors ? se demanda Stilgar.
Encore une question à laquelle il ne pouvait répondre. Ses pensées se portaient maintenant sur Liet-Kynes, le planétologue qui, autrefois, avait fait le rêve de changer Dune en ce monde vert et hospitalier qu’il était à présent. Liet-Kynes était le père de Chani. Sans lui, jamais le rêve n’eût existé, non plus que Chani et les jumeaux royaux. La fragilité de cette chaîne troublait Stilgar.
Comment nous sommes-nous rencontrés ici ? Comment avons-nous pu mêler nos existences et dans quel but ? Est-il de mon devoir de mettre un terme à tout cela ? De détruire cette puissante conjonction ?
A présent, Stilgar affrontait ce choix effrayant. Il pouvait renier l’amour et la famille et prendre une décision, ainsi qu’il convenait à un Naib en certaines occasions, une décision de mort pour que vive la tribu. D’un certain point de vue, ce serait un acte atroce en même temps qu’une trahison. Tuer des enfants ! Pourtant, il ne s’agissait pas de simples enfants. Ils avaient absorbé le Mélange, ils avaient participé à l’orgie du Sietch. Ils avaient chassé la truite des sables au plus profond du désert et partagé les jeux des autres enfants fremen… Et ils avaient leur place au Conseil Royal. Ils étaient à l’âge le plus tendre, mais leur sagesse leur permettait de siéger. En vérité, seule leur chair était jeune. De par leur expérience, ils étaient anciens, nés doués de l’accumulation de la mémoire génétique, héritiers d’une connaissance effrayante qui les rendait absolument différents des autres humains, tout comme leur tante Alia.
Tant de fois, durant combien de nuits, l’esprit de Stilgar avait fait le tour de cette différence avant que le tourment ne le tire du rêve pour le ramener dans les chambres des jumeaux, laissant ses songes inachevés.
Mais ses doutes, en cet instant, se précisaient. Son impuissance même à prendre une décision était une sorte de décision. Cela, il ne pouvait l’ignorer. Les jumeaux, de même que leur tante, avaient connu l’éveil dans la matrice, ils avaient recueilli tous les souvenirs de leurs ancêtres. Grâce à l’épice, par l’intoxication de leurs mères, Dame Jessica et Chani. Mais, avant d’avoir connu l’épice, Dame Jessica avait donné le jour à son fils, Muad’Dib. Alia, elle, était venue après l’épice. Rétrospectivement, cela était clair. D’innombrables générations de sélection Bene Gesserit avaient abouti à Muad’Dib, mais jamais il n’y avait eu la moindre place pour le Mélange dans les plans des Sœurs. Bien sûr, elles connaissaient cette possibilité autant qu’elles la redoutaient. C’était pour cela qu’elles l’avaient baptisée l’Abomination. Et elles devaient avoir leurs raisons. Si elles déclaraient qu’Alia était une Abomination, alors, cela devait également s’appliquer aux jumeaux. Car Chani avait connu l’épice, son corps en avait été saturé et ses gènes avaient en quelque sorte complété ceux de Muad’Dib.
Les pensées de Stilgar s’accélérèrent encore, entrèrent en fermentation. Il ne pouvait y avoir aucun doute : ces enfants étaient allés plus loin que leur père. Mais dans quelle direction ? Le garçon disait qu’il était son père, et il l’avait prouvé une fois par des souvenirs qu’il avait révélés et qui ne pouvaient appartenir qu’à Muad’Dib. Ou bien d’autres ancêtres veillaient-ils dans ce gigantesque éventail de passés, des ancêtres dont les croyances et les coutumes faisaient peser sur les humains vivants des menaces innommables ?
Des Abominations, avaient déclaré les saintes sorcières du Bene Gesserit. Pourtant, elles convoitaient la génophase de ces enfants, elles avaient besoin du sperme et des ovules mais non de la chair turbulente qui les produisait. Était-ce pour cette raison que Dame Jessica revenait ? Elle avait rompu avec le Bene Gesserit pour soutenir son ducal époux, mais la rumeur disait que, depuis, elle avait repris sa place parmi les Sœurs.
Je pourrais en finir avec tous ces rêves, songea Stilgar. Et ce serait tellement simple.
Pourtant, une fois encore, il s’interrogea à son propos. Pouvait-il vraiment faire un tel choix ? Les enfants de Muad’Dib étaient-ils responsables de cette réalité qui occultait les rêves des autres ? Non. Ils n’étaient que les lentilles par lesquelles filtrait cette lumière qui révélait des formes nouvelles de l’univers.
Déchiré, l’esprit de Stilgar revenait aux croyances initiales des Fremen. Le commandement de Dieu arrive. Ne cherche pas à le hâter. C’est à Lui de te montrer la voie, celle dont certains s’écartent.
Par-dessus tout, il était troublé par la religion de Muad’Dib : pourquoi en avaient-ils fait un dieu ? Pourquoi, alors que l’homme était fait de chair et que tous le savaient ? Muad’Dib, l’Élixir Doré de la Vie avait engendré un monstre bureaucratique qui écrasait les choses humaines. Le Pouvoir et la Religion étaient désormais soudés, et transgresser une Loi était un Péché. Mettre en doute les règles édictées par le gouvernement, c’était entrer dans le blasphème. La rébellion ne pouvait appeler que le feu de l’enfer et des jugements inexorables.
Pourtant, c’étaient des hommes qui forgeaient ces lois.
Tristement, Stilgar hocha la tête, indifférent aux serviteurs qui maintenant pénétraient dans l’Antichambre Royale pour vaquer à leurs tâches matinales.
Ses doigts s’étaient posés sur le krys pendant à sa ceinture et ses pensées couraient vers le passé que cette arme symbolisait. Plus d’une fois, il avait sympathisé avec certains rebelles dont les soulèvements avortés avaient été écrasés sur ses ordres. La confusion gagnait dans son esprit. Il aurait tant voulu la rejeter, revenir aux évidences que ce couteau représentait. Mais l’univers ne reviendrait pas en arrière. C’était une machine géante lancée dans le champ gris de la non-existence. Si, par le couteau, il infligeait la mort aux jumeaux, il ne ferait qu’introduire de nouveaux échos dans ce vide, ajoutant ainsi à une trame complexe qui, résonnant avec l’histoire humaine, engendrerait des chaos différents, lançant l’humanité, peut-être, vers d’autres formes d’ordre ou de désordre.