« Ce serait dangereux, admit Leto. Mais ce que je deman…»
« Il y a plus que la subtilité, l’interrompit-elle. Nous devons garder le moyen, dans notre conscience, de percevoir ce que nous ne pouvons préconcevoir. C’est pour cela… que ma mère me parlait souvent de Jessica. A la fin, quand nous sommes revenues à l’échange intérieur, elle m’a dit tant de choses…» Ghanima soupira. « Nous savons qu’elle est notre grand-mère. Hier encore, tu es restée pendant des heures avec elle. Est-ce pour cela que…»
« Si nous l’acceptons, ce que nous savons déterminera notre réaction à son égard. Ma mère n’a cessé de m’en avertir. Elle a cité notre grand-mère une fois et… (Elle toucha le bras de son frère.) L’écho était comme la voix de notre grand-mère, dans mon esprit. »
« Elle t’a averti », répéta Leto. Cette idée le déconcertait. Nul ne pouvait donc se fier à rien en ce monde ?
« Les plus mortelles erreurs, dit Ghanima, proviennent de certitudes périmées. Ma mère me l’a répété plusieurs fois. »
« C’est du pur Bene Gesserit. »
« Si… si elle est vraiment retournée auprès des Sœurs…»
« Ce serait très dangereux pour nous, acheva Leto. Nous portons le sang de leur Kwisatz Haderach, le mâle du Bene Gesserit. »
« Elles ne renonceront pas à cette quête, dit-elle, mais elles peuvent renoncer à nous. Et notre grand-mère pourrait être leur instrument. »
« Il existe un autre moyen. »
« Oui… nous faire nous reproduire. Mais les Sœurs savent que les gènes récessifs peuvent compliquer cet accouplement. »
« C’est un pari sur lequel elles doivent s’entendre. »
« Ainsi qu’avec notre grand-mère. Non, ce moyen ne me plaît pas. »
« Pas plus qu’à moi. »
« Pourtant, ce ne serait pas la première fois qu’une lignée royale essaie de…»
« Cela me répugne », dit-il en frissonnant.
Elle garda le silence.
« Le pouvoir », dit Leto.
Et, par cette étrange alchimie des similitudes qui existait entre eux, elle connut le cheminement de ses pensées.
« Le pouvoir du Kwisatz Haderach doit être effacé », dit-elle.
« A leur manière », acheva-t-il.
A cet instant précis, le jour apparut sur le désert. Immédiatement, ils perçurent l’éveil de la chaleur. Les couleurs fusèrent des bosquets, au bas de la falaise. Les lances vertes et grises des plantes projetèrent des faisceaux d’ombres sur le sable. Le cimeterre argenté du soleil dilua l’obscurité en reflets jaunes et mauves qui se déployèrent sur les montagnes.
Leto se redressa, s’étira.
« Ce sera donc le Sentier d’Or », dit Ghanima, et elle s’adressait autant à son frère qu’à elle-même, sachant comment la dernière vision de son père se fondait dans les songes de Leto.
Quelque chose frôla la tenture des sceaux d’humidité, derrière eux, et des voix se firent entendre en un murmure sourd.
Leto, immédiatement, revint au langage perdu qu’ils avaient employé aux premières heures de la nuit :
« L’ii ani howr samis sm’kwi owr samit sut. »
La décision prenait d’elle-même sa place dans leur conscience. Littéralement, cela se traduit ainsi : Nous nous tiendrons compagnie vers la mort, même si seul l’un de nous revient pour le raconter.
Ghanima se leva à son tour et, ensemble, ils franchirent les sceaux et regagnèrent l’intérieur du sietch. Les gardes les entourèrent et les escortèrent jusqu’à leurs appartements. Sur leur passage, la foule s’écartait et les regards qui interrogeaient les gardes étaient différents, ce matin-là. Une vieille coutume Fremen voulait que les sages passent la nuit seuls au-dessus du désert. Tous les Umma avaient connu cette veille. De même que Paul Muad’Dib… et Alia. A, présent, les jumeaux royaux venaient de s’y conformer.
Leto, conscient de la différence, la fit remarquer à Ghanima.
« Ils ne savent pas ce que nous avons décidé pour eux, dit-elle. Ils ne le savent pas. »
« Cela exige le plus fortuit des débuts », répondit-il dans le langage secret.
Ghanima hésita, façonnant ses pensées.
« Le temps venu, quand les jumeaux seront pleurés, cela devra être réel exactement jusqu’à la confection de la tombe. Le cœur doit suivre le sommeil, de crainte qu’il n’y ait nul éveil. »
Dans le langage perdu, la phrase était extrêmement complexe, usant d’un complément d’objet pronominal distinct de l’infinitif. La syntaxe permettait à chaque segment intérieur de se retourner sur lui-même et d’acquérir plusieurs sens différents, chacun étant parfaitement distinct et défini bien que tous fussent interdépendants de façon subtile. Ainsi, Ghanima venait-elle de déclarer que l’un et l’autre risquaient la mort par le plan de Leto. Que cette mort fût réelle ou simulée ne faisait pas la moindre différence. Le changement qui en résulterait serait semblable à la mort, littéralement ce serait un « meurtre funéraire ». Une acception supplémentaire appelait de façon accusatrice quiconque était appelé à survivre pour raconter, à jouer jusqu’au bout le jeu de la vie. Le moindre faux pas, alors, annulerait l’ensemble du plan. Et le Sentier d’Or de Leto deviendrait une impasse.
« Extrêmement délicat », déclara Leto avant d’écarter les draperies qui masquaient l’antichambre de leurs appartements.
Le temps d’un battement de cœur, les serviteurs interrompirent leurs tâches tandis que les jumeaux s’engageaient dans le passage voûté qui conduisait aux appartements de Dame Jessica.
« Tu n’es pas Osiris », remarqua Ghanima.
« Et je n’essaierai pas de le devenir », répondit-il.
Elle lui agrippa le bras et le força à s’arrêter.
« Alia darsaty haunus m’smow ! »
Il rencontra son regard. Bien sûr, chacun des actes d’Alia répandait une odeur méphitique qui n’avait pu échapper à leur grand-mère. Il eut un sourire entendu. Ghanima avait mêlé le langage ancien à la superstition Fremen pour évoquer un des plus solides présages tribaux. M’smow, l’odeur fétide d’une nuit d’été, était le messager de la mort entre les mains des démons. Et Isis avait été la déesse-démon de la mort pour ce peuple dont ils parlaient la langue.
« Nous sommes des Atréides et nous avons une réputation d’audace », dit-il.
« Donc, nous prendrons ce qu’il nous faut. »
« A moins que nous ne voulions quémander auprès de notre Régente, commenta Leto. Alia aimerait sans doute cela. »
« Mais notre plan…»
Notre plan, pensa-t-il en écho. Ghanima y adhérait donc complètement. Il dit : « Je pense à notre plan comme à l’effort du shaduf. »
Ghanima se retourna, huma les odeurs de l’antichambre qu’ils venaient de franchir, les relents du matin qui évoquaient l’éternel recommencement. Elle aimait la façon dont Leto avait employé leur langage privé. L’effort du shaduf. C’était un hommage. Il avait traité leur plan de vile besogne agricole : fertilisation, irrigation, plantation, transplantation et émondage – en tenant compte, cependant, des implications Fremen : cette tâche se déroulait simultanément en un Autre Monde où elle symbolisait la culture de la richesse spirituelle.
Ils étaient immobiles, hésitants, dans le passage voûté, et Ghanima observa attentivement son frère. Il lui était peu à peu apparu à l’évidence que Leto plaidait sur deux niveaux différents : d’abord, pour le Sentier d’Or de la vision de son père et de la sienne, ensuite, pour que sa sœur lui laisse libre cours de développer jusqu’à terme le dangereux mythe de création que le plan engendrerait. Et cela l’effrayait. Était-il un autre élément de sa vision qu’elle n’avait pas partagé ? Se pouvait-il que Leto se considère comme une déité potentielle capable de conduire l’humanité vers une renaissance… Tel père, tel fils ?