Stilgar soupira, peu à peu conscient des mouvements alentour. Ceux des serviteurs, par exemple, qui formaient une sorte d’ordre autour des enfants de Muad’Dib. Ils allaient ainsi, d’un moment au suivant, affrontant chaque nécessité dans l’instant où elle se présentait.
Mieux vaut cette émulation, songea Stilgar. Mieux vaut affronter ce qui vient quand cela vient. Moi-même, je suis un serviteur et mon maître est Dieu, le Miséricordieux, le Passionné… Et il cita les versets familiers :
« Il est vrai que Nous leur avons mis des chaînes au cou et jusqu’au menton afin que se redressent leurs têtes ; et Nous avons dressé une barrière devant eux, et derrière aussi ; et sur eux, Nous avons mis un toit, afin qu’ils ne puissent plus voir. »
Ainsi était-il écrit dans l’ancienne religion Fremen.
A nouveau, Stilgar hocha la tête, en silencieuse approbation. Voir, connaître le moment à venir ainsi que l’avait su Muad’Dib qui discernait le futur, c’était là une force qui s’exerçait contre les choses humaines, créant d’autres lieux pour de nouvelles décisions. Si les chaînes tombaient, cela pouvait indiquer un nouveau caprice de Dieu, un acte dont la complexité transcendait l’entendement humain.
La main de Stilgar s’écarta du krys. Ses doigts demeuraient encore noués sur le souvenir de sa forme. Mais la lame, qui avait jadis brillé dans la gueule béante d’un ver des sables, resta dans son fourreau. Car Stilgar savait qu’il ne pourrait la brandir pour sacrifier les jumeaux. Il avait pris sa décision. Mieux valait conserver cette ancienne vertu qu’il avait toujours chérie : la loyauté. Mieux valent les difficultés que l’on pense connaître que celles qui défient la connaissance. Mieux vaut le présent que l’avenir du rêve. Et les rêves peuvent être vides et déchirants : il le savait au goût amer qui lui venait maintenant à la bouche.
Non ! Plus de rêves !
2
QUESTION : « Avez-vous vu le Prêcheur ? »
RÉPONSE : « J’ai vu un ver des sables. »
QUESTION : « Qu’est donc ce ver des sables ? »
RÉPONSE : « Il nous donne l’air que nous respirons. »
QUESTION : « Alors pourquoi détruire sa terre ? »
RÉPONSE : « Parce que Shai-Hulud (le dieu-ver) l’a ordonné. »
Suivant l’usage fremen, les jumeaux Atréides s’éveillaient une heure avant l’aube. Chacun dans sa chambre, au même instant, ils bâillèrent et s’étirèrent. Autour d’eux, les activités matinales de la grotte avaient commencé. Dans l’antichambre, ils pouvaient entendre les serviteurs qui préparaient le petit déjeuner, une simple bouillie avec des noix et des dattes mêlées à un liquide qui provenait de la fermentation partielle de l’épice. La lumière jaune et douce des brilleurs filtrait depuis le seuil. A cette seule clarté, en même temps, les deux enfants s’habillèrent. Ils revêtirent, ainsi qu’ils l’avaient décidé ensemble, le distille qui les protégerait des vents desséchants du désert. Ensemble, ils firent leur apparition dans l’antichambre et tous ceux qui se trouvaient là s’immobilisèrent en même temps.
Chacun remarqua que Leto portait une cape de cuir ourlée de noir par-dessus le tissu gris et brillant de son distille. La cape de sa sœur était verte et, comme la sienne, maintenue au cou par une agrafe d’or, le faucon des Atréides, aux yeux de gemme rouge.
Harah, l’une des épouses de Stilgar, déclara : « Je vois que vous avez choisi d’honorer votre grand-mère par votre tenue. »
Leto prit son bol en silence avant de lever les yeux sur le visage sombre et ridé de Harah.
Lentement, il secoua la tête : « Comment sais-tu que ce n’est pas nous-mêmes que nous honorons ? »
Harah soutint son regard impérieux sans ciller.
« Mes yeux sont aussi bleus que les vôtres », dit-elle enfin.
Ghanima se mit à rire. Harah demeurait une adepte du jeu fremen des questions. Par cette simple phrase, elle venait de dire : « Ne me défie pas, mon garçon. Tu es peut-être de sang royal, mais nous portons tous deux les stigmates du Mélange. Est-il un Fremen qui puisse désirer une autre parure, un plus grand honneur ? »
Leto sourit, hochant la tête d’un air de regret.
« Harah, mon amour, si tu étais plus jeune et si tu n’appartenais pas à Stilgar, je te ferais mienne. »
Harah accepta cette petite victoire et fit signe aux serviteurs de se remettre à leurs tâches. Ce jour était important.
« Mangez, ajouta-t-elle à l’intention des jumeaux. Vous aurez besoin de force aujourd’hui. »
« Tu admets donc que nous ne sommes pas trop beaux pour notre grand-mère ? » demanda Ghanima, la bouche pleine de bouillie.
« Il ne faut pas la craindre, Ghanima », dit Harah.
Leto avala une nouvelle cuillerée et jeta un regard inquisiteur à l’adresse de Harah. Elle disposait d’un tel bon sens qu’elle se faufilait sans la moindre difficulté dans le jeu des subtilités.
« Croira-t-elle que nous la craignons ? » demanda Leto.
« Je ne le pense pas. Elle était notre Révérende Mère, ne l’oubliez pas. Je la connais. »
« Comment Alia est-elle vêtue ? » demanda Ghanima.
« Je ne l’ai pas encore vue », répondit laconiquement Harah, tout en se détournant.
Leto et Ghanima échangèrent un regard lourd de secrets partagés avant de retourner à leur bol. Un instant plus tard, ils s’engageaient dans le grand passage central du sietch.
« Ainsi, aujourd’hui, nous recevons une grand-mère », déclara Ghanima dans l’une des langues anciennes qu’elle avait reçue en mémoire génétique.
« Alia est très inquiète », commenta Leto.
« Qui pourrait se défaire avec joie de tant de pouvoir ? »
Leto rit doucement, un étrange rire d’adulte dans ce corps d’enfant.
« Il y a plus que cela », dit-il.
« L’œil de sa mère saura-t-il voir ce que nous avons vu ? »
« Pourquoi pas ? »
« Oui… réfléchit Ghanima. Ce pourrait bien être ce que redoute Alia. »
« Qui d’autre connaît mieux l’Abomination que l’Abomination elle-même ? »
« Nous pourrions faire erreur, sais-tu », remarqua Ghanima.
« Mais nous avons raison. » Et Leto cita le Livre d’Azhar du Bene Gesserit : « C’est avec raison et avec une terrible expérience que nous appelons le pré-né : Abomination. Car qui peut dire quelle persona maudite et perdue dans notre abominable passé a pu s’emparer de cette chair vive ? »
« Je connais l’histoire, dit Ghanima. Mais, si elle est vraie, pourquoi ne sommes-nous pas assaillis nous-mêmes ? »
« Peut-être parce que nos parents veillent à l’intérieur de nous », dit Leto.
« En ce cas, pourquoi ne le font-ils pas pour Alia ? »
« Je l’ignore. Peut-être est-ce parce que l’un de ses parents demeure parmi les vivants. Ou, plus simplement, parce que nous sommes encore jeunes et plus forts. Il est possible que, lorsque nous deviendrons plus âgés et plus cyniques…»
« Nous allons devoir faire attention, avec cette grand-mère », dit Ghanima.
« Et éviter de discuter de ce Prêcheur qui parcourt le monde avec des paroles hérétiques ? »