Cela était possible. Leto était très semblable à Paul. Quoi d’étrange ? Il pouvait être Paul selon son gré. Ghanima, elle aussi, possédait ce don terrifiant.
Tout comme je puis être ma mère ainsi que tous ceux qui ont laissé leur vie en moi.
Alia repoussa cette pensée à l’instant où l’orni survolait la région du Mur du Bouclier. Puis elle songea : Comment était-ce donc, pour elle, de quitter la douceur de Caladan, la sécurité de l’eau pour retrouver Arrakis, ce monde désertique où l’on a assassiné son Duc, où son fils est mort en martyr ?
Pourquoi Dame Jessica revenait-elle à cette heure ?
Alia ne pouvait discerner la moindre réponse sûre. Elle pouvait partager les perceptions d’un ego étranger, mais lorsque les expériences suivaient des cours divergents, les motivations divergeaient de même. Le noyau des décisions résidait dans chacune des actions propres à l’individu. Pour les pré-nés, les multi-nés Atréides, cela demeurait une absolue réalité, une autre forme de naissance : la totale séparation de l’être de chair, de l’être qui respire, et de la matrice où il a reçu sa conscience multiple. Alia éprouvait à la fois de l’amour et de la haine pour sa mère et elle ne voyait rien d’étrange en cela. C’était une chose nécessaire, un équilibre qui ne tolérait pas les reproches, ni la culpabilité. Où pouvaient s’arrêter l’amour et la haine ? Pouvait-on reprocher au Bene Gesserit d’avoir dessiné une trajectoire particulière pour Dame Jessica ? Quand la mémoire couvrait des millénaires, la culpabilité et les reproches devenaient flous. Les Sœurs avaient tenté de parvenir au Kwisatz Haderach, l’équivalent mâle d’une Révérende Mère dans sa plénitude… Et, plus encore, un être humain doué d’une conscience et d’une sensibilité supérieures. Le Kwisatz Haderach, celui qui pouvait être simultanément en bien des lieux. Dame Jessica, simple pion dans ce jeu génétique, avait commis la faute grossière de tomber amoureuse du partenaire qui lui avait été assigné aux seules fins de reproduction. Soumise à la volonté de son Duc bien-aimé, elle avait ainsi donné le jour à un fils et non à la fille que le Bene Gesserit lui avait ordonné de concevoir comme premier-né.
Et, avant de me porter comme second enfant, elle a été soumise à l’épice. A présent, le Bene Gesserit me rejette ! Les Sœurs me craignent ! Et elles ont de bonnes raisons pour cela !… Paul, leur Kwisatz Haderach, était né une vie trop tôt. Erreur mineure si l’on considérait l’immensité du plan élaboré. Désormais, les Sœurs affrontaient un nouveau problème : l’Abomination. Celle qui portait ces gènes précieux qu’elles recherchaient depuis tant de générations.
Alia sentit une ombre passer sur elle et leva les yeux. Son escorte prenait sa formation de couverture, en prélude à l’atterrissage. Irritée par ses pensées, Alia secoua nerveusement la tête. Pouvait-elle espérer quelque assistance en appelant les existences anciennes qui se trouvaient en elle et en mêlant leurs multiples erreurs ? Seule comptait cette existence-ci, neuve et bien réelle.
Duncan Idaho lui-même avait fait appel à sa conscience de mentat, à ses facultés d’ordinateur humain pour tenter de répondre à la question du retour de Jessica. Et sa réponse était que Jessica revenait afin de s’emparer des jumeaux pour les Sœurs du Bene Gesserit qui convoitaient leurs gènes rarissimes. Il se pouvait bien que Duncan eût raison. Un motif d’une telle importance avait pu arracher Dame Jessica à Caladan. Les ordres des Sœurs étaient impérieux. Quelle autre raison, d’ailleurs, aurait pu la ramener sur ce monde où elle avait connu tant de peines ?
« Nous verrons bien », murmura Alia.
L’orni prit contact avec la terrasse de son Donjon et la secousse violente propagea en elle un pressentiment sinistre.
4
Mélange (Me’-lange ou ma,lanj) nom commun masculin d’origine incertaine (présumé dériver de l’ancien langage Franzh terrien) : a) composition à base d’épices – b) épice propre à Arrakis (Dune) et dont les propriétés gériatriques furent relevées par Yanshuph Ashkoko, chimiste royal, sous le règne de Shakkad le Sage. Mélange arrakeen : n’existe que dans le désert profond de la planète Arrakis. Lié aux visions prophétiques de Paul Muad’Dib (Atréides), premier Mahdi des Fremen. Employé également par les Navigateurs de la Guilde Spatiale et les Sœurs du Bene Gesserit.
Dans la lumière de l’aube, les deux grands félins bondissaient souplement vers la crête rocheuse. Ce n’était pas encore l’heure fiévreuse de la chasse ; ils faisaient simplement le tour de leur territoire. C’étaient des tigres Laza dont la race, génétiquement améliorée, avait été importée sur la planète Salusa Secundus huit mille ans auparavant. Les manipulations génétiques avaient effacé certains des traits dominants du tigre terrien pour en renforcer d’autres. Les crocs restaient longs mais les pattes, plus larges, permettaient aux tigres de se déplacer en terrain pulvérulent. De même, leurs griffes rétractiles atteignaient maintenant dix centimètres de long et leur extrémité était affûtée comme un rasoir par l’effet de l’abrasion du fourreau. Leur pelage roux et uni les rendait presque invisibles sur le sable. Un ultime détail les différenciait totalement de leurs ancêtres terrestres : des servo-stimulateurs avaient été implantés dans leur cerveau quelques jours après leur naissance. Pour l’homme qui manipulait l’émetteur, ils n’étaient plus que des marionnettes.
La journée était froide. Les deux fauves venaient de s’immobiliser. Ils exploraient l’horizon du regard, leur haleine se changeant en buée loin devant leur mufle. Cette région de Salusa Secundus était âpre et dénudée. On y trouvait encore quelques maigres truites des sables ramenées frauduleusement d’Arrakis et qui survivaient péniblement dans l’attente du jour improbable où s’effondrerait le monopole du Mélange. Le paysage que contemplaient les tigres Laza était ponctué de rochers ocres et de buissons épars dont les taches d’argent et de vert ocellaient les longues colonnes des ombres du matin.
Tout à coup, les félins furent en alerte. Un bref frémissement parcourut leur pelage. Lentement, leurs yeux pivotèrent vers la gauche, puis leur tête suivit. Au loin, dans le décor desséché, deux enfants se hissaient à grand-peine sur une crête rocheuse, se tenant par la main. Ils n’avaient pas plus de dix ans. Ils avaient tous deux les cheveux roux et, par-dessus leur distille, ils portaient un somptueux bourka blanc dont l’ourlet et la cagoule étaient décorés du faucon des Atréides brodé de rubis. Ils bavardaient joyeusement et leurs voix parvenaient clairement aux tigres en maraude. Les Lazas connaissaient bien ce jeu : ils y avaient participé, déjà, mais ils ne perdaient rien de leur calme pour l’heure, attendant le signal d’attaque de l’émetteur.
Un homme fit son apparition sur une éminence, derrière eux. Il s’immobilisa pour observer la scène, son regard scrutant tour à tour les enfants et les fauves. Il portait l’uniforme des Sardaukar, gris et noir, avec les insignes de Levenbrech, sous-Bashar. L’émetteur n’occupait qu’un volume réduit sur son torse. Il était maintenu simplement par un harnais passé à son cou et sous ses aisselles, les commandes étant ainsi à portée de la main.
Les félins n’eurent aucune réaction à sa vue. Ils connaissaient leur maître par l’odorat et l’ouïe. Le Sardaukar dévala la pente, s’immobilisa à moins de deux pas des fauves et, lentement, s’épongea le front. Si l’air était glacé, la poursuite était torride. Les yeux pâles du Levenbrech ne quittèrent les deux enfants que pour revenir aux tigres. Une mèche de cheveux blonds et humides de sueur glissa sur son front, qu’il repoussa nerveusement sous son casque noir de chasse. Puis, sa main se porta nerveusement vers le microphone implanté dans son larynx.