Dans le moment qui suivit, où elle trouva la force de dominer ses émotions, Jessica comprit que jamais elle n’avait cessé d’espérer que les rumeurs fussent l’écho de la calomnie.
Mais les jumeaux ? se demanda-t-elle. Sont-ils donc condamnés eux aussi ?
Lentement, ainsi qu’il convenait à la mère d’un dieu, elle sortit de l’ombre et s’avança sur la rampe. Derrière elle, les gens de sa suite n’esquissèrent pas le moindre mouvement, ainsi qu’elle le leur avait ordonné. Les instants qui allaient suivre seraient décisifs. Maintenant, elle se tenait seule devant la foule immense. Derrière elle, Gurney Halleck émit une toux nerveuse. Pas même un bouclier ? avait-il protesté. Par les dieux des enfers, femme, vous perdez la tête ! Mais l’une des qualités les plus marquées de Gurney était son pouvoir d’obéissance. Il disait toujours ce qu’il avait à dire, mais ensuite, il obéissait. Maintenant comme toujours.
A l’instant où Jessica parut, un sifflement monta de l’océan humain, comme l’appel d’un ver géant. Elle leva les bras dans le geste de bénédiction requis par la prêtrise de l’Imperium. Réagissant aussitôt comme un seul et colossal organisme, avec quelques zones d’hésitation très précises, la foule se mit à genoux. Les gens de la suite officielle eux-mêmes s’inclinèrent.
Mais Jessica avait déjà identifié les hésitants et, certainement, d’autres regards que le sien, certains derrière elle et d’autres encore, ceux de ses agents immergés dans la cohue, avaient relevé la carte instantanée et précise des retardataires de la génuflexion. Gurney et ses hommes firent très vite leur apparition. Jessica demeura immobile, les bras levés. Ils s’engagèrent sur la rampe, indifférents aux regards de surprise des officiels et, rapidement, établirent le contact avec les agents qui s’identifiaient à leur approche par signes codés.
Ils s’infiltrèrent dans la foule comme des nervures, traversant les rangs serrés des fidèles. Quelques-uns parmi ceux qu’ils visaient prirent conscience du danger et tentèrent de fuir. Ils furent les premiers atteints : couteaux et cordes jaillirent, frappèrent, étranglèrent. Les fuyards tombèrent. Ceux qui n’avaient pas bougé furent ramenés, mains liées et pieds entravés.
Jessica n’avait pas un frémissement. Ses bras étaient toujours levés au-dessus de la foule qu’elle dominait et paralysait. Pourtant, elle n’en lisait pas moins clairement les rumeurs qui se répandaient et, entre toutes, celle qui avait été implantée : La Révérende Mère est revenue pour éclaircir les rangs des moins zélés. Bénie soit la Mère de Notre Seigneur !
Elle ne baissa les bras que lorsque tout fut terminé : quelques corps étendus sur le sable, des prisonniers enfermés dans les soutes de la tour de débarquement. Il ne s’était pas écoulé plus de trois minutes. Elle savait qu’il était peu probable que Gurney et ses hommes aient réussi à s’emparer des têtes du complot, des hommes les plus intelligents, les plus intuitifs, ceux qui représentaient la menace la plus sérieuse. On pouvait cependant espérer une prise intéressante parmi tous les captifs, lorsque les imbéciles et les incapables auraient été écartés.
A la seconde où Jessica baissa les bras, la foule des fidèles se releva avec un seul cri.
Seule, une fois encore, elle reprit sa marche, comme si nul incident n’était intervenu. Évitant sa fille, elle se concentra sur Stilgar. Elle remarqua les traces grises dans le flot noir de sa barbe qui jaillissait du haut de son distille en un delta touffu. Pourtant, dans son regard, elle retrouvait la même intensité que lors de leur toute première rencontre dans le désert. Stilgar savait ce qui venait de se passer et il l’approuvait. En véritable naib des Fremen, en chef absolu capable des plus sanglantes mesures. Ses premiers mots soulignèrent son attitude :
« Bienvenue en votre maison, Ma Dame. C’est toujours un plaisir pour moi que le spectacle d’une action efficace et directe. »
Jessica se permit un sourire discret.
« Faites fermer le port, Stil. Que nul ne puisse en sortir avant que nous ayons interrogé les prisonniers. »
« C’est chose faite, Ma Dame. J’ai travaillé sur ce plan avec les hommes de Gurney. »
« C’étaient donc vos gens qui nous ont aidés. »
« Certains d’entre eux, Ma Dame. »
Elle lut clairement les réserves muettes du naib et acquiesça.
« Vous m’avez étudiée de très près, durant ces jours passés, Stil…»
« Ainsi que vous avez bien voulu me le dire autrefois, Ma Dame : C’est en observant les survivants que l’on apprend d’eux. »
C’est alors qu’Alia s’avança. Stilgar s’écarta et Jessica fut confrontée à sa fille.
Elle savait qu’il n’y avait aucun moyen de dissimuler ce qu’elle avait appris, et elle n’en essaya donc aucun. Alia pouvait lire en elle tout ce qu’elle désirait, de même que chaque Sœur. D’ores et déjà, les actes de Jessica avaient dû lui apprendre ce qui avait été vu et compris. Elles étaient ennemies. Quant aux termes mortels, il ne faisait que les effleurer.
Alia opta pour la colère, qui était la réaction la plus facile et la mieux adaptée au moment.
« Comment avez-vous pu décider une telle action sans même me consulter ? » demanda-t-elle en se penchant vers sa mère.
« Ainsi que tu l’as entendu, Gurney lui-même ne m’avait pas mise au courant de l’ensemble du plan. Nous pensions…»
« Et toi, Stilgar ? interrompit Alia. A qui es-tu donc loyal ? »
« J’ai prêté serment aux enfants de Muad’Dib, dit Stilgar d’un ton roide. Nous venons d’écarter une menace dirigée contre eux. »
« Mais cela ne devrait-il pas t’emplir de joie, ma fille ? » demanda Jessica.
Alia eut un battement de cils, regarda brièvement sa mère, puis maîtrisa la tempête qui se déchaînait en elle. Un sourire glacé vint jouer sur son visage.
« Mais, ma mère… Je suis bouleversée de joie. »
Et, à sa grande surprise, Alia découvrit qu’elle éprouvait une joie réelle, intense à cette confrontation ouverte entre elle et sa mère. L’instant qu’elle avait redouté était passé et l’équilibre du pouvoir n’en avait pas réellement été modifié.
« Nous discuterons de cela à un moment plus favorable », dit-elle, s’adressant à sa mère autant qu’à Stilgar.
« Mais, certainement », approuva Jessica en se tournant d’un mouvement définitif vers la Princesse Irulan.
Le temps de quelques battements de cœur, Jessica et la Princesse se dévisagèrent en silence, comme deux Sœurs du Bene Gesserit qui avaient rompu leur serment pour la même cause : l’amour. Comme deux femmes qui avaient perdu l’homme qu’elles aimaient. En vain la Princesse Irulan avait-elle aimé Paul, en vain était-elle devenue sa femme et non sa compagne. Désormais, elle ne vivait plus que pour les enfants nés de la concubine de Paul, Chani.