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« Où sont mes petits-enfants ? » demanda enfin Jessica.

« Au Sietch Tabr. »

« A ce que je comprends, il y a trop de danger ici pour eux. »

Irulan acquiesça d’un signe discret. Elle avait observé l’affrontement de Jessica et d’Alia mais elle l’interprétait ainsi que l’avait voulu Alia : « Jessica est retournée auprès des Sœurs et nous savons l’une comme l’autre qu’elles ont conçu des plans pour les enfants de Paul. »

Irulan avait toujours été loin d’être une parfaite adepte du Bene Gesserit ; plus que de toute autre raison, elle tirait sa valeur d’être la fille de l’empereur Shaddam IV, et elle était trop orgueilleuse pour faire l’effort de développer ses dons. A présent, elle prenait position d’une façon tranchante qui ne faisait guère honneur à son éducation.

« Vraiment, Jessica, dit-elle, le Conseil Royal aurait dû être avisé. Vous avez commis une faute en n’agissant que par…»

« Dois-je croire qu’il ne se trouve personne pour faire confiance à Stilgar ? »

Irulan savait bien qu’il ne pouvait y avoir de réponse à une telle question. A son grand soulagement, les délégués ecclésiastiques, incapables de contenir plus longtemps leur impatience, se pressaient autour d’elles. Le regard d’Irulan rencontra celui d’Alia et elle se dit : Jessica, plus arrogante et sûre d’elle que jamais auparavant ! Un axiome Bene Gesserit s’imposa brusquement à son esprit : « Les arrogants ne font rien d’autre que d’édifier des châteaux où ils cachent leurs craintes et leurs doutes. »

Mais cela pouvait-il s’appliquer à Jessica ? Certes non. Donc, elle se donnait une attitude. Dans quel but ? Cette nouvelle question troublait Irulan.

Bruyamment, les prêtres s’agglutinaient autour de la mère de Muad’Dib. Quelques-uns seulement osaient poser la main sur son bras, la plupart se prosternaient en psalmodiant des souhaits de bienvenue. Ce fut enfin le tour des supérieurs qui, se pliant au protocole – le premier sera le dernier – se présentèrent devant la Très Sainte Révérende Mère pour l’inviter, avec le sourire de circonstance, à la cérémonie officielle de Lustration qui allait avoir lieu au Donjon, l’ancienne forteresse de Muad’Dib.

Jessica dévisagea les deux prêtres et les trouva repoussants. L’un se nommait Javid. Il était jeune, l’air hostile en dépit de ses joues rebondies. Dans la pénombre de ses orbites, elle lut distinctement tous ses soupçons. L’autre, qui répondait au prénom de Zebataleph, était le second fils d’un naib qu’elle avait connu durant les anciens jours d’Arrakis. Il ne manqua pas de le lui rappeler. Celui-là était facile à classer : impitoyable et paillard, barbe blonde encadrant un visage mince, il dégageait une impression d’émotions secrètes et de savoir profond. Pour Jessica, à l’évidence, Javid était le plus dangereux. Un être secret, tout à la fois magnétique et – elle ne pouvait trouver d’autre qualificatif – repoussant. Il s’exprimait, pensa-t-elle, avec un étrange accent, tout imprégné de fremen ancien, comme s’il était natif de quelque communauté isolée.

« Dites-moi, Javid, demanda-t-elle, d’où venez-vous ? »

« Je ne suis qu’un simple Fremen du désert », répondit-il, et chacune des syllabes portait le sceau du mensonge.

Zebataleph intervint avec une déférence outrée, presque parodique :

« Nous avons beaucoup à dire à propos des jours anciens, Ma Dame. Je fus un des premiers, savez-vous, à reconnaître la Sainte Nature de la mission de votre fils. »

« Mais vous n’étiez pas de ses Fedaykin. »

« Non, Ma Dame. Mes inclinations étaient plus philosophiques. Je me vouais à la prêtrise. »

Et tu sauvais ainsi ta peau, songea Jessica.

« Ils nous attendent au Donjon, Ma Dame », intervint Javid.

Une fois encore, elle perçut un accent bizarre dans sa voix, comme une question qui appelait une réponse.

« Mais qui nous attend ? » demanda-t-elle.

« La Convocation de la Foi, tous ceux qui entretiennent la flamme du nom et des faits de votre fils très saint. »

Détournant le regard, elle vit le sourire d’Alia à l’adresse de Javid et demanda : « Cet homme est-il à ton service, ma fille ? »

Alia acquiesça : « Il est promis à de hauts faits. »

Mais Jessica remarqua que Javid ne semblait éprouver aucun plaisir à l’évocation de cette destinée et elle décida qu’il méritait l’attention toute spéciale de Gurney. Ce dernier réapparut à cet instant même, avec cinq parmi ses hommes les plus fidèles. Par gestes, il lui annonça que les suspects étaient soumis à la question. Gurney avait la démarche roulante d’un homme puissant ; son regard allait de gauche à droite, sans cesse, et chaque muscle de son corps répondait à l’énergie et à la souplesse que Jessica elle-même lui avait enseignées selon le manuel prana bindu du Bene Gesserit. Gurney était maintenant une véritable centrale de réflexes presque inhumains, un tueur parfait qui terrifiait la plupart de son entourage, et Jessica l’aimait ainsi : à ses yeux, il était supérieur à tous les autres.

La cicatrice du coup de vinencre reçu autrefois lui conférait une expression sinistre qu’un sourire dissipa quand il aperçut Stilgar.

« Bien joué, Stil », dit-il. Et ils se serrèrent les bras en signe d’effusion selon le mode fremen.

« La Lustration », dit alors Javid en effleurant le bras de Jessica.

Elle fit un pas en arrière et choisit avec soin ses paroles sous le contrôle puissant de la Voix, le ton et la portée de sa déclaration étant calculés pour un effet émotionnel précis sur Javid et Zebataleph.

« Je suis revenue sur Dune pour revoir mes petits-enfants. Devons-nous consacrer le moindre temps à cette absurdité sacerdotale ? »

Zebataleph fut choqué. Il ouvrit la bouche et, l’air hagard, dévisagea ceux qui avaient pu entendre. Chaque regard accusait la stupéfaction. Une absurdité sacerdotale ! Quel pouvait être l’effet de telles paroles venant de la mère du Messie ?

Javid, cependant, épousa l’argument de Jessica. Le pli de sa bouche se durcit, puis il sourit brusquement. Ses yeux, cependant, restèrent froids et il ne chercha pas à identifier un à un ceux qui écoutaient. Javid connaissait déjà chacun de ceux qui étaient présents. Désormais, il était en possession d’une carte auditive de tous ceux qu’il convenait de surveiller tout particulièrement. Quelques secondes plus tard, il cessa de sourire tout aussi brusquement, révélant ainsi qu’il savait s’être trahi. Il n’avait pas failli à sa tâche : il connaissait maintenant les pouvoirs d’observation de Dame Jessica. Inclinant brièvement, nerveusement la tête, il accusa cette connaissance.

En un éclair mental, Jessica évalua les mesures possibles. Il suffisait d’un signe subtil pour que Gurney se charge de l’existence de Javid. Celui-ci, par exemple, pouvait fort bien mourir ici, sur l’heure, pour l’effet, ou plus tard, en silence, accidentellement.

C’est lorsque nous tentons de dissimuler nos plus secrètes pulsions que tout notre être hurle et nous trahit, pensa Jessica.

C’est à partir de cette règle que l’éducation Bene Gesserit avait travaillé, enseignant à ses adeptes l’art de lui échapper tout en l’utilisant afin de lire dans le livre de chair des autres. Ainsi lisait-elle en cet instant que l’intelligence de Javid représentait une valeur, un poids momentané dans le jeu des équilibres. Si elle parvenait à se l’attacher, Javid pourrait bien être le maillon qui lui faisait défaut et qui, enfin, l’attacherait aux prêtres Arrakeen. Et Javid était l’homme d’Alia.