Il passa une main à travers les plants de pommes de terre pour la poser sur sa cuisse. « Alors tu m’aimes toujours ? demanda-t-il.
— C’est pour cela que tu es ici ? Pour savoir si je t’aime toujours ? »
Il acquiesça. « En partie.
— Je t’aime, dit-elle.
— Alors je peux rester ? »
Elle éclata en sanglots. Puis se laissa tomber à terre. Il se rapprocha d’elle pour la prendre dans ses bras, sans se soucier des feuilles qu’il écrasait. Après qu’il l’eut serrée contre lui un long moment, elle cessa de pleurer, puis l’étreignit à son tour avec autant d’énergie.
« Oh, Andrew, murmura-t-elle, des sanglots dans la voix. Dieu m’aime-t-il assez pour te rendre enfin à moi, au moment où j’ai tant besoin de toi ?
— Jusqu’à ma mort.
— Je connais bien ce passage, dit-elle. Mais je prie le ciel pour que cette fois ce soit moi qui parte la première. »
3
« nous sommes trop nombreux »
« Laissez-moi vous raconter la plus belle histoire que je connaisse. On avait donné à un homme un chien que celui-ci adorait.
Le chien l’accompagnait partout, mais l’homme n’avait pu lui apprendre à faire quoi que ce soit d’utile. Le chien refusait d’aller chercher ou de tomber en arrêt, il ne courait pas, ne le protégeait pas, ne gardait pas la maison.
Au lieu de cela, il s’asseyait à côté de lui et l’observait, avec la même expression indéfinissable.
« Ce n’est pas un chien, c’est un loup », dit sa femme.
« C’est le seul qui me soit fidèle », répondit l’homme, et sa femme n’aborda plus jamais le sujet avec lui.
Un jour l’homme emmena le chien dans son avion particulier. Alors qu’il survolait les hautes montagnes enneigées, les moteurs tombèrent en panne et l’avion s’écrasa dans les arbres.
L’homme était allongé, baignant dans son sang, le ventre ouvert par des lames de métal en charpie, ses entrailles fumant dans l’air glacial, mais sa seule et unique pensée fut pour son chien fidèle.
Était-il vivant ? Était-il blessé ?
Vous imaginez son soulagement lorsqu’il vit son chien s’approcher et le regarder de ce même regard profond. Quelques instants plus tard le chien renifla ses entrailles, puis se mit à sortir les intestins, la rate et le foie pour les dévorer, tout en observant le visage de l’homme.
« Dieu merci, dit l’homme. L’un de nous deux au moins ne mourra pas de faim. »
De tous les vaisseaux voyageant à la vitesse de la lumière Dehors puis Dedans sous le contrôle de Jane, seul celui de Miro ressemblait à n’importe quel autre vaisseau, pour la simple raison qu’il s’agissait de l’ancienne navette qui transportait jadis des passagers et du fret vers les grands vaisseaux se trouvant sur l’orbite de Lusitania. Maintenant que les vaisseaux pouvaient aller instantanément d’une planète à l’autre, il n’y avait plus besoin d’équipements de survie, ni même de carburant, et comme Jane devait garder en mémoire une image précise des structures de chaque vaisseau, plus ils étaient simples, plus cela lui était facile. En effet, on pouvait difficilement continuer à les appeler des véhicules. Ils se résumaient désormais à de simples cabines, dépourvues de hublots, pratiquement sans équipement, aussi vides qu’une salle de classe réduite à sa plus simple expression. Les habitants de Lusitania les appelaient maintenant des encaixarse, ce qui en portugais signifiait « entrer dans la boîte » ou littéralement, « s’enfermer dans la boîte ».
Miro, quant à lui, était parti explorer de nouvelles planètes pouvant accueillir les trois espèces intelligentes, à savoir les humains, les pequeninos et les reines. Pour cela il avait besoin d’un vaisseau traditionnel, car bien que circulant toujours de planète en planète grâce au raccourci instantané de Jane pour aller Dehors, il ne pouvait pas toujours espérer arriver sur une planète dont l’air était respirable. Du coup, Jane avait l’habitude de l’envoyer en orbite autour des planètes choisies, pour qu’il puisse observer, analyser, et se poser uniquement sur les plus prometteuses afin de définir si, oui ou non, elles offraient toutes les conditions nécessaires à une implantation.
Il ne voyageait jamais seul. Cela représentait trop de travail pour un seul homme, et il avait besoin de vérifier plutôt deux fois qu’une tout ce qu’il faisait. Pourtant, de tous les travaux sur Lusitania, celui-ci était le plus dangereux, car il ne savait jamais quelle menace l’attendait derrière la porte du vaisseau lorsqu’il débarquait sur une nouvelle planète. Miro avait toujours considéré que sa vie était sacrifiable. Plusieurs années durant, prisonnier d’un corps ravagé par des lésions cérébrales, il avait voulu mourir ; puis, lorsque son premier voyage Dehors lui permit de recréer un corps possédant la perfection de la jeunesse, il considéra que chaque moment, chaque heure, chaque jour de sa vie était un cadeau qu’il ne méritait pas. Il n’allait pas la gâcher, mais il n’allait pas non plus reculer s’il fallait la risquer pour le bien des autres. Mais avec qui pouvait-il partager sa propre indifférence ?
La jeune Valentine avait été conditionnée pour obéir, dans tous les sens du terme, semblait-il. Miro l’avait vue venir au monde en même temps que lui. Elle n’avait pas de passé, pas de famille, aucun lien avec quelque monde que ce soit, sauf à travers Ender, son créateur, et Peter, né en même temps qu’elle. Elle était reliée, dans une certaine mesure, avec la Valentine d’origine, la « vraie Valentine », ainsi que la jeune Val l’appelait, mais ce n’était un secret pour personne : la vraie Valentine n’avait pas le moindre désir de passer ne serait-ce qu’un seul instant avec cette jeune beauté, dont la propre existence la narguait. De plus, la jeune Val avait été créée selon l’image vertueuse que s’en était fait Ender. Non seulement elle n’avait aucune famille, mais elle était authentiquement altruiste, et aurait volontairement donné sa vie pour aider quelqu’un. Ainsi, chaque fois que Miro entrait dans la navette, la jeune Val était là, dans son rôle de compagne, d’assistante dévouée, et de soutien permanent.
Mais ce n’était pas son amie. Car Miro savait parfaitement ce qu’elle était réellement : un déguisement d’Ender. Pas une femme. Son amour et sa loyauté étaient tout simplement ceux d’Ender. Ils étaient souvent mis à l’épreuve, on pouvait s’y fier, mais au bout du compte c’étaient ceux d’Ender et non les siens. Rien en elle ne lui était propre. Ainsi, même si Miro s’était habitué à elle, riant et blaguant avec elle comme il ne l’avait jamais fait avec quiconque, il ne partageait pas ses confidences, et s’interdisait envers elle tout autre sentiment que la camaraderie. Si elle avait remarqué une certaine distance, elle n’en avait rien dit ; si elle en souffrait, cela ne se voyait pas.
Ce qui se voyait, c’était le plaisir qu’elle avait lorsqu’ils réussissaient quelque chose, et son insistance à vouloir aller plus loin. « Nous ne pouvons pas passer une journée entière par planète », avait-elle dit dès le départ. Elle avait d’ailleurs confirmé ses propos en s’en tenant à un emploi du temps strict qui leur permettait de faire trois voyages dans la même journée. Ils revenaient ensuite sur Lusitania, plongée alors dans un paisible sommeil ; ils dormaient dans la navette et ne parlaient aux colons que pour leur faire part des éventuels problèmes qu’ils pourraient rencontrer sur une des planètes visitées ce jour-là. Par ailleurs, ils ne suivaient cet emploi du temps que les jours où ils tombaient sur des planètes viables. Lorsque Jane les envoyait sur une planète impropre – une zone marine, par exemple, ou dépourvue de biotope –, ils poursuivaient leur route sans délai, vérifiant la planète suivante, et ainsi de suite, allant parfois jusqu’à en visiter cinq ou six, lors de ces journées déprimantes où rien ne semblait fonctionner comme ils le souhaitaient. Val les poussait au bout de leurs limites d’endurance, jour après jour, et Miro acceptait cela d’elle parce qu’il savait que c’était nécessaire.