Выбрать главу

Sa véritable amie, en revanche, n’avait pas de forme humaine. Pour lui, elle logeait dans la pierre qu’il portait à l’oreille. Jane, le chuchotement qu’il avait dans la tête dès le réveil, l’amie qui entendait tout ce qu’il exprimait à voix basse, qui connaissait ses propres besoins avant lui. Jane, qui partageait toutes ses pensées et tous ses rêves, qui l’avait accompagné toute sa vie lorsqu’il était handicapé, et guidé Dehors pour y renaître. Jane, sa plus fidèle amie, qui allait bientôt mourir.

Telle était la limite imposée. Jane allait mourir, et dès lors le voyage instantané dans l’espace prendrait fin, car personne d’autre ne possédait la puissance mentale capable d’envoyer autre chose qu’une simple balle Dehors avant de la ramener Dedans. La mort de Jane était inévitable, pas de cause naturelle, mais parce que le Congrès Stellaire, ayant découvert l’existence d’un programme subversif pouvant, sinon contrôler, du moins avoir accès à n’importe lequel de leurs ordinateurs, avait décidé de fermer, de déconnecter et de vider tous leurs réseaux informatiques. Elle commençait déjà à ressentir la douleur que lui procurait la fermeture de certains réseaux désormais inaccessibles. Un jour ou l’autre, les codes chargés de la déconnecter instantanément et définitivement finiraient par être déclenchés. Et ce jour-là, tous ceux n’ayant pu être envoyés sur une des quatre planètes se retrouveraient bloqués sur Lusitania, à attendre sans défense que la Flotte lusitanienne, qui se rapprochait chaque jour davantage, vienne les détruire.

Une triste histoire, dans laquelle Miro, malgré toute sa bonne volonté, ne pouvait empêcher la mort de son amie la plus chère. Ce qui, il le savait bien, était une des raisons pour lesquelles il ne voulait pas sympathiser outre mesure avec Val – il aurait été en effet déloyal de s’attacher à quelqu’un d’autre, sachant qu’il ne restait à Jane que quelques semaines, voire quelques jours à vivre.

La vie de Miro était donc une routine de travail sans fin et de concentration intense. Il devait étudier les résultats des recherches des appareils de la navette, analyser des photographies aériennes, piloter vers des zones dangereuses encore inexplorées, pour finalement – mais trop rarement – ouvrir la porte et respirer une atmosphère étrangère. À la fin de chaque voyage, il n’y avait pas le temps de s’apitoyer, se réjouir, ou même se reposer : il refermait le sas, faisait son rapport, et Jane les ramenait sur Lusitania, où tout pouvait recommencer.

Ce retour, cependant, fut légèrement différent. Lorsque Miro ouvrit la porte, il ne trouva pas Ender, son père adoptif, ni les pequeninos qui, en général, leur préparaient à manger, ni les dirigeants de la colonie avides de nouvelles, mais ses frères Ohaldo et Grego, sa sœur Elanora, ainsi que la sœur d’Ender, Valentine. La vieille Valentine était présente ? alors qu’elle était sûre de tomber sur sa jeune et indésirable copie ? Miro repéra immédiatement le regard qu’échangèrent Valentine et Val, sans que leurs yeux se croisent vraiment, avant qu’elles ne détournent la tête pour ne pas se voir davantage. Mais était-ce là la vraie raison ? Val évitait peut-être le regard de Valentine parce qu’elle voulait, en toute bonne foi, ne pas risquer de l’offenser. Si elle avait eu le choix, nul doute que Val aurait préféré s’éloigner plutôt que de blesser Valentine. Mais en l’espèce, il ne lui restait qu’à se montrer la plus discrète possible.

« Pourquoi cette réunion ? demanda Miro. Est-ce que Mère est malade ?

— Non, tout le monde va bien, dit Ohaldo.

— Sauf peut-être sur le plan psychologique, rajouta Grego. Mère est complètement dingue, et Ender suit le même chemin. »

Miro acquiesça en souriant. « Laissez-moi deviner. Il l’a suivie chez les Filhos ? »

Grego et Ohaldo regardèrent aussitôt la pierre à l’oreille de Miro.

« Non, Jane ne m’a rien dit, expliqua Miro. Mais je connais bien Ender. Il tient à son mariage.

— Peut-être, mais ça laisse un vide au niveau du commandement, dit Ohaldo. Non que chacun ne fasse son travail comme il le doit. Tout fonctionne à merveille. Mais nous avions l’habitude de nous tourner vers Ender lorsque quelque chose n’allait pas. Si tu vois ce que je veux dire.

— Je vois très bien ce que tu veux dire. Et tu peux en parler devant Jane. Elle sait parfaitement qu’elle sera déconnectée dès que le dispositif du Congrès Stellaire sera en place.

— C’est un peu plus compliqué que cela, dit Grego. Beaucoup ne sont pas au courant du danger que court Jane – pour la bonne raison que certains ignorent encore jusqu’à son existence. Mais ils n’ont pas besoin d’être des génies en mathématiques appliquées pour deviner que même à plein régime, il lui sera impossible d’évacuer tous les humains de Lusitania avant l’arrivée de la flotte. Et je ne parle pas des pequeninos. Ils savent donc très bien que si la flotte n’est pas arrêtée, une partie d’entre eux devront rester ici et attendre la mort. Certains disent même que nous avons déjà assez perdu de temps avec les arbres et les insectes. »

Les « arbres » faisaient évidemment référence aux pequeninos qui, d’ailleurs, ne déplaçaient pas les arbres-pères et les arbres-mères, et les « insectes » renvoyaient à la Reine qui, elle non plus, n’utilisait pas la place disponible pour envoyer un grand nombre d’ouvrières dans l’espace, bien qu’il y eût sur chacune des planètes colonisées un contingent de pequeninos ainsi qu’une reine accompagnée d’une poignée d’ouvrières pour la mise en place. Peu importait que ce fût la reine de chaque colonie qui produisait les ouvrières chargées de mettre en route l’agriculture ; peu importait que, les pequeninos n’emmenant pas d’arbres avec eux, au moins un couple par groupe dût être « planté » – en d’autres termes, mourir à petit feu et dans la douleur pour qu’un arbre-père et un arbre-mère puissent prendre racine et maintenir le cycle de vie des pequeninos. Tout le monde savait – Grego plus que tout autre, pour y avoir été mêlé de très près – que sous cette surface bien polie se jouait une compétition entre espèces.

Cela ne concernait pas seulement les humains. Tandis que sur Lusitania les pequeninos dépassaient les humains en nombre, sur les colonies ces derniers étaient majoritaires. « C’est votre flotte qui vient détruire Lusitania, avait dit Humain, l’actuel chef des arbres-pères. Et même si chaque humain de Lusitania devait trouver la mort, la race humaine continuerait quand même d’exister. En revanche, pour la Reine et pour nous, il ne s’agit ni plus ni moins que de la survie de notre espèce. Nous savons cependant que les humains doivent régner un certain temps sur ces colonies, parce que vous possédez des connaissances et un savoir-faire que nous ne maîtrisons pas encore, parce que vous avez l’habitude de conquérir de nouveaux mondes, et parce que vous pouvez toujours incendier nos forêts. » Ce qu’Humain avait dit en termes raisonnes, exprimant ses réserves de manière très diplomatique, d’autres pequeninos et arbres-pères l’avaient verbalisé avec plus de passion : « Pourquoi devrions-nous laisser ces envahisseurs humains, qui ont apporté avec eux tant de maux, sauver pratiquement toute leur population en laissant la plupart d’entre nous mourir ? »