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« Les tensions entre espèces ne datent pas d’aujourd’hui, commenta Miro.

— Mais jusqu’ici Ender était là pour les contenir, répondit Grego. Les pequeninos, la Reine, et la plupart des humains voyaient en Ender un arbitre impartial, quelqu’un en qui ils avaient confiance. Ils savaient tous que tant qu’il était aux commandes, tant que sa voix était entendue, leurs intérêts seraient protégés.

— Ender n’est pas le seul à pouvoir mener à bien cet exode, dit Miro.

— C’est une question de confiance, et non de compétence, intervint Valentine. Les non-humains savent qu’Ender est le Porte-Parole des Morts. Aucun être humain n’a jamais parlé au nom d’une autre espèce comme il l’a fait. Et pourtant les humains savent qu’Ender est le Xénocide. Lorsque la race humaine était menacée par un ennemi, il y a nombre de générations de cela, il a su agir et éviter – comme on le craignait alors – l’extermination totale. Il n’y a pas vraiment de candidat possédant des compétences similaires.

— En quoi cela me concerne-t-il ? demanda abruptement Miro. Personne ne m’écoute ici. Je n’ai aucun contact. Je ne peux certainement pas remplacer Ender, et pour l’instant je suis fatigué et j’ai besoin de dormir. Regardez Val, elle tombe de sommeil. »

C’était vrai ; elle tenait à peine debout. Miro s’approcha d’elle pour la soutenir et elle ne se fit pas prier pour poser la tête sur son épaule.

« Nous ne te demandons pas de prendre la place d’Ender, dit Ohaldo. Nous ne demandons à personne de prendre sa place. Nous voulons qu’il reprenne sa place. »

Miro s’esclaffa. « Et vous croyez que je peux le convaincre ? Vous avez sa sœur, là, à côté de vous ! Qu’elle y aille, elle ! » Valentine fit la moue. « Il ne voudra pas me voir, Miro.

— Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il voudra me voir, moi ?

— Pas toi, Miro. Jane. La pierre que tu portes à l’oreille. »

Miro les regarda, ébahi. « Vous voulez dire qu’Ender a enlevé sa pierre ? »

Il entendit Jane lui murmurer dans l’oreille : « J’ai été très occupée. Je n’ai pas jugé important de te le dire. » Mais Miro savait à quel point Jane avait été blessée lorsque Ender avait coupé leur contact. Certes, elle avait désormais de nouveaux amis, mais cela ne signifiait pas que ce serait sans souffrance.

Valentine poursuivit : « Si tu pouvais aller le voir et lui demander de parler à Jane… »

Miro secoua la tête. « Il a enlevé la pierre. Ne vois-tu pas que c’est définitif ? Il s’est mis en tête de s’exiler avec Mère. Ender ne revient jamais sur une décision. »

Ils savaient tous que c’était vrai. Comme ils savaient qu’ils n’avaient pas approché Miro dans l’espoir de le voir faire ce qu’on lui demandait, mais plutôt comme un dernier recours. « Alors laissons les choses se tasser, dit Grego. Laissons le chaos s’installer lentement. Et une fois submergés par les guerres interraciales, nous pourrons mourir de honte lorsque la flotte sera là. À mon avis, Jane a plus de chance que nous ; elle sera morte avant l’arrivée de la flotte.

— Remercie-le de ma part, dit Jane à Miro.

— Jane te remercie, transmit Miro. Tu as vraiment un cœur en or, Grego. »

Grego rougit mais ne revint pas sur ce qu’il avait dit.

« Ender n’est pas Dieu, reprit Miro. Il faudra simplement faire de notre mieux sans lui. Mais pour l’instant le mieux que je puisse faire, c’est…

— Dormir, on sait, coupa Valentine. Mais pas à bord du vaisseau cette fois. S’il te plaît. Ça nous fait de la peine de vous voir aussi fatigués, tous les deux. Jakt a ramené le taxi. Il vaut mieux rentrer à la maison et dormir dans un vrai lit. »

Miro se tourna vers Val, toujours appuyée sur son épaule.

« C’est valable pour tous les deux, bien sûr, dit Valentine. Son existence ne me fait pas autant de peine que vous l’imaginez.

— On n’en a jamais douté », dit Val. Elle tendit une main lasse, et ces deux femmes portant le même nom unirent leurs mains. Miro regarda Val se détacher de lui pour saisir la main de Valentine et prendre appui sur elle. Il fut étonné de ce qu’il ressentait. Au lieu de se réjouir de constater que la tension entre les deux femmes était moins importante qu’il ne le croyait, il se surprit à ressentir de la colère. Une colère née de la jalousie, oui, c’était tout à fait ça. C’est sur moi qu’elle s’appuyait, avait-il envie de dire. Une attitude franchement puérile.

Puis, tandis qu’il les regardait s’éloigner, il vit ce qu’il n’aurait pas dû voir – le frisson de Valentine. Une réaction au froid ? La nuit était fraîche, après tout. Non, Miro était convaincu que c’était le contact avec son jeune double, et non l’air frais qui avait provoqué ce frisson chez Valentine.

« Allez, viens, Miro, dit Ohaldo. Nous allons t’emmener en hovercar jusqu’à la maison de Valentine pour te mettre au lit.

— On s’arrête manger en route ?

— Oui, chez Jakt, dit Elanora. Il y a toujours quelque chose à manger là-bas. »

Alors que l’hovercar les transportait jusqu’à Milagre, la ville des humains, ils passèrent devant les douzaines de vaisseaux en service. Les opérations liées à l’émigration se poursuivaient même de nuit. Des stevedores – dont beaucoup étaient des pequeninos – chargeaient les réserves et l’équipement destinés au transport. Des familles faisaient la queue dans l’espoir d’occuper d’éventuelles places libres à bord. Jane ne se reposerait pas ce soir, avec tous les caissons qu’elle avait à transporter Dehors pour les ramener Dedans. Sur d’autres planètes, de nouvelles maisons se construisaient, de nouveaux champs étaient labourés. Faisait-il jour ou nuit, là-bas ? Cela avait peu d’importance. Finalement, c’était déjà une réussite – de nouveaux mondes étaient colonisés, en bien ou en mal, chacun d’entre eux avait sa reine, sa forêt de pequeninos, et son village d’humains.

Si Jane devait mourir aujourd’hui, pensa-t-il, si la flotte devait arriver demain et nous réduire en poussière, comme c’était dans l’ordre des choses, quelle importance après tout ? Les graines ont été semées, certaines d’entre elles pousseront. Et si le voyage à vitesse supraluminique devait mourir avec Jane, ce ne serait peut-être pas plus mal, car cela obligerait chacune de ces planètes à se débrouiller seule. Certaines colonies échoue raient vraisemblablement et finiraient par mourir. Sur d’autres, une guerre finirait par éclater et anéantirait l’une des espèces présentes. Mais ce ne seraient pas les mêmes espèces qui mourraient ou survivraient d’une planète à l’autre ; et sur d’autres, à tout le moins, on apprendrait à vivre en paix. Il ne nous reste plus qu’à régler des points de détail. Que tel ou tel individu survive ou meure est important, certes. Mais moins que la survie de toute une espèce.

Il avait dû formuler ses pensées à voix basse, car Jane lui répondit : « Un programme d’ordinateur est-il forcément sourd et aveugle ? N’ai-je donc pas un cœur et un esprit ? Lorsque tu me chatouilles, est-ce que je ne ris pas ?

— Pour être honnête, non », dit Miro, sans parler à haute voix, mais en bougeant les lèvres pour formuler des mots qu’elle seule pouvait entendre.

« Mais lorsque je mourrai, tous les êtres qui me ressemblent mourront à leur tour, dit-elle. Excuse-moi de donner une dimension cosmique à cet événement. Je n’arrive pas à faire preuve de la même abnégation que toi, Miro. Je ne me considérais pas comme en sursis. J’avais bien l’intention de vivre éternellement, devoir rabaisser mes prétentions est donc une déception.