— Alors pourquoi es-tu revenue vers lui ? demanda Miro.
— Je ne suis pas revenue pour lui, je suis revenue pour toi. » Valentine sourit. « Je suis venue aider un monde menacé de destruction. Mais j’étais heureuse de revoir Ender, même si je savais qu’il ne serait jamais à moi.
— C’est sans doute une description très précise de ce que tu as pu ressentir, dit Val. Mais tu as bien dû, à un moment ou un autre, attirer son attention. J’existe précisément parce qu’il t’a toujours gardée dans son cœur.
— Un fantasme de son enfance, peut-être. Pas moi.
— Regarde-moi, dit Val. Est-ce le corps que tu avais lorsqu’on l’a arraché de chez lui à l’âge de cinq ans pour l’envoyer à l’École de Guerre ? Est-ce même la jeune fille qu’il a rencontrée cet été-là, à côté du lac en Caroline du Nord ? Tu as bien dû attirer son attention même lorsque tu étais plus âgée, parce que l’image qu’il se faisait de toi s’est modifiée pour devenir ce que je suis.
— Tu es telle que j’étais lorsque je travaillais avec lui sur L’Hégémon, dit Valentine avec tristesse.
— Étais-tu aussi fatiguée ? demanda la jeune Val.
— Moi, je le suis, dit Miro.
— Mais non, protesta Valentine. Tu es la vigueur incarnée. Tu profites pleinement de ton nouveau corps. Ma jumelle ici présente est déjà fatiguée de vivre.
— L’attention d’Ender a toujours été fluctuante, dit Val. Vois-tu, j’ai en moi tous ses souvenirs – ou plutôt les souvenirs qu’inconsciemment il souhaitait que j’aie, mais bien entendu, ils concernent surtout ce qu’il pouvait se rappeler au sujet de mon amie ici présente ; en d’autres termes, tout ce dont je me souviens, c’est du temps passé avec Ender. Et puis, il avait toujours Jane à l’oreille, les gens dont il racontait la mort, ses élèves, la Reine et son cocon, et tout le reste. Mais c’étaient là des liens typiques de l’adolescence. Tel le héros itinérant d’une épopée classique, il allait d’un endroit à un autre, influençant la vie des autres tout en demeurant lui-même intact. Jusqu’à ce qu’il vienne ici pour se donner entièrement à quelqu’un d’autre. Toi et ta famille, Miro. Novinha. Pour la première fois il donnait aux autres la possibilité de l’atteindre sur un plan émotionnel, ce qui était pour lui une expérience à la fois euphorisante et douloureuse, mais cela aussi il pouvait le gérer ; c’est un homme fort, et les hommes forts peuvent subir pire que cela. Mais il s’agit de tout autre chose aujourd’hui. Nos vies, celle de Peter et la mienne, ne représentent rien sans lui. Dire que lui et Novinha ne font qu’un est une métaphore, mais l’expression prend un sens littéral lorsqu’il s’agit de Peter et de moi. Il est nous. Et son aiúa n’est pas assez grand, ni assez fort, ni en quantité suffisante. Il ne peut répartir équitablement son attention sur trois vies qui dépendent de lui. J’ai compris cela dès que j’ai été… comment dire, créée ? fabriquée ?
— Mise au monde, dit Valentine.
— Tu es un rêve devenu réalité, dit Miro avec une pointe d’ironie.
— Il ne peut s’occuper de nous trois. Ender, Peter, moi. L’un de nous doit disparaître. En tout cas, l’un de nous va mourir. Et ce sera moi. Je l’ai su dès le départ. C’est moi qui vais mourir. »
Miro aurait voulu la rassurer. Mais comment rassurer quelqu’un sans citer des situations semblables ayant connu un dénouement heureux ? Il n’y avait pas d’antécédents dans le cas présent.
« Le problème est que quelle que soit la partie de l’aiúa d’Ender qui est en moi, elle est bien décidée à vivre. C’est pour cela que je suis convaincue qu’il s’intéresse encore à moi : je ne veux pas mourir.
— Dans ce cas, va le voir, dit Valentine. Parle-lui. »
Val lâcha un rire amer et détourna son regard. « S’il te plaît, papa, laisse-moi vivre, dit-elle en imitant la voix d’une petite fille. Si ce n’est pas quelque chose qu’il contrôle consciemment, que pourrait-il faire, à part se sentir coupable ? Et pourquoi devrait-il se sentir coupable ? Si je cesse d’exister, c’est uniquement parce que je n’ai plus d’estime pour moi-même. Il est ce que je suis. Est-ce que les rognures d’ongles sont tristes quand on se sépare d’elles ?
— Mais tu es pourtant en train d’essayer de capter son attention, objecta Miro.
— J’espérais que la quête de planètes colonisables le motiverait. Je me suis donc donnée à fond, en m’efforçant de trouver cela exaltant. Mais en vérité, tout cela n’est que routine. Important certes, mais ça n’en demeure pas moins une routine. »
Miro acquiesça. « C’est vrai. Jane trouve les planètes pour nous. Et nous les exploitons.
— Et nous avons assez de planètes désormais. Assez de colonies. Deux douzaines pour être précise – les pequeninos et les reines ne risquent plus de disparaître, même si Lusitania est détruite. Le problème, c’est le manque de vaisseaux, pas de planètes. Tout le travail que nous accomplissons… cela n’attire plus l’attention d’Ender. Mon corps le sait bien. Il sent qu’on n’a plus besoin de lui. »
Elle prit une touffe de ses cheveux, tira – pas très fort, avec même une certaine douceur – et celle-ci lui resta dans la main. Une grosse touffe de cheveux, sans qu’elle paraisse ressentir la moindre douleur. Elle laissa tomber la mèche sur la table. Elle reposait là, tel un membre arraché, grotesque, impossible. « Je crois, murmura-t-elle, que dans un moment d’étourderie je pourrais en faire autant avec mes doigts. Le processus est plus lent, mais je vais tomber en poussière comme ton vieux corps, Miro. Parce qu’il se désintéresse de moi. Peter est là-bas sur d’autres planètes à résoudre des mystères et à mener des combats politiques. Ender est en train de se battre pour garder la femme qu’il aime. Mais moi, je… »
À cet instant, alors que sa mèche de cheveux exprimait sa misère, sa solitude, son rejet d’elle-même, Miro comprit ce qu’il avait refusé d’admettre jusqu’ici : pendant tout le temps passé à voyager d’une planète à une autre avec elle, il avait fini par l’aimer, et sa tristesse commençait à déteindre sur lui. Peut-être même était-elle un reflet de la sienne au souvenir du dégoût que lui avait inspiré son corps. Mais la raison importait peu, ce qu’il éprouvait lui semblait être autre chose que de la simple compassion. C’était une forme de désir. Oui, c’était bien cela, une manifestation d’amour. Si cette belle jeune femme, intelligente et pleine de sagesse, était rejetée par son propre cœur, celui de Miro était quant à lui suffisamment grand pour prendre le relais. Si Ender ne veut pas être en toi, accorde-moi ce privilège ! cria-t-il en silence, s’avisant au moment même où il formulait cette pensée inédite qu’elle était en lui depuis des jours, des semaines, des mois. Même s’il ne pourrait jamais être pour elle ce qu’Ender avait été.
Et pourtant, l’amour ne pouvait-il pas transformer Val, comme c’était le cas pour Ender ? Cela pourrait-il attirer suffisamment son attention pour la maintenir en vie ? Lui redonner force ?
Miro avança la main pour attraper la mèche de cheveux, la fit passer entre ses doigts, puis la glissa dans la poche de sa tunique. « Je ne veux pas que tu disparaisses », dit-il. Des paroles bien audacieuses dans sa bouche.