Val le considéra d’un air curieux. « Je croyais que le grand amour de ta vie était Ouanda.
— C’est une femme âgée aujourd’hui. Mariée, heureuse, avec une famille. Il serait dommage que le grand amour de ma vie soit une femme qui n’existe plus. Et quand bien même, elle ne voudrait plus de moi.
— C’est gentil de ta part, dit Val. Mais je ne pense pas que nous allons forcer Ender à s’intéresser à moi en faisant semblant de tomber amoureux l’un de l’autre. »
Ses mots eurent l’effet d’un coup de massue : elle avait bien vu que la déclaration de Miro était inspirée par la pitié. Pourtant, ce n’était pas tout à fait le cas ; tout cela était déjà enfoui dans son inconscient, attendant le moment propice pour rejaillir à la surface. « Je ne pensais pas berner qui que ce soit », dit Miro. Si ce n’est moi-même, pensa-t-il. Parce qu’il y a peu de chance que Val puisse m’aimer un jour. Après tout, ce n’est pas vraiment une femme. C’est Ender.
Mais ce raisonnement était absurde. Son corps était celui d’une femme. Et d’où procédaient les sentiments amoureux sinon du corps ? Y avait-il quoi que ce soit de masculin ou de féminin dans l’aiúa ? Avant de contrôler la chair et les os, était-il plutôt homme ou plutôt femme ? Et dans ce cas, cela impliquait-il que les aiúas constituant les atomes et les molécules, les rochers et les étoiles, la lumière et les vents, que tout cet amalgame se ramenait à « garçons d’un côté et filles de l’autre » ? Absurde. L’aiúa d’Ender pouvait très bien être une femme, et pouvait donc aimer comme une femme, de la même manière qu’Ender aimait comme un homme, avec un corps d’homme, la propre mère de Miro. Ce n’était pas par faiblesse que Val le regardait avec pitié. La faiblesse venait de lui. Même avec son corps de nouveau intact, il n’était pas le genre d’homme qu’une femme – du moins cette femme, pour l’instant la plus désirable de toutes – pouvait aimer, ni souhaiter aimer, ni espérer conquérir un jour.
« Je n’aurais pas dû venir », murmura-t-il. Il se leva et s’empressa de quitter la pièce. Il avança à pas rapides dans le couloir pour s’arrêter de nouveau devant la porte de sa chambre. Leurs voix continuaient de lui parvenir.
« Non, ne le suis pas », dit Valentine. Elle ajouta quelque chose à voix basse. Puis continua : « Il possède peut-être un nouveau corps, mais il n’est pas guéri de son propre dégoût. » Murmure de Val.
« C’est le cœur de Miro qui parlait, lui assura Valentine. C’était très courageux et très honnête de sa part. » Val parla de nouveau si bas que Miro ne put l’entendre.
« Comment pouvais-tu savoir ? dit Valentine. Il faut que tu te rendes bien compte d’une chose : nous avons fait un long voyage ensemble il n’y a pas si longtemps que cela, et j’ai l’impression qu’il s’est amouraché de moi durant ce vol. »
C’était peut-être le cas. C’était certainement le cas. Miro devait se rendre à l’évidence : ce qu’il ressentait pour Val était ce qu’il avait ressenti pour Valentine, et ses sentiments envers cette femme constamment hors de portée s’étaient reportés sur cette jeune femme qui, elle, était accessible, du moins l’avait-il espéré.
Leurs voix étaient devenues si faibles que Miro ne put entendre le moindre mot. Mais il demeura là, les mains posées sur le montant de la porte, à écouter la mélodie des deux voix, si semblables, et pourtant parfaitement connues de lui. C’était une musique qu’il aurait aimé entendre à l’infini.
« Si quelqu’un dans cet univers ressemble à Ender, c’est bien Miro, dit Valentine en élevant brusquement la voix. Il s’est brisé en essayant de sauver des innocents de la destruction, il ne s’en est toujours pas remis. »
Elle voulait que j’entende cela, pensa Miro. Elle a parlé à voix haute, sachant pertinemment que j’étais ici, que je l’écoutais. Cette vieille sorcière guettait le bruit qu’allait faire ma porte en se refermant, elle ne l’a pas entendu, elle sait donc que je suis à portée de voix, et elle essaie de me donner un moyen de la percevoir. Mais je ne suis pas Ender, je suis à peine Miro, et en disant cela de moi, elle montre qu’elle ne me connaît pas vraiment.
Une voix lui chuchota à l’oreille. « Il vaut mieux te taire que de continuer à te mentir à toi-même. »
Jane avait bien évidemment tout entendu. Même ses propres pensées, puisque, comme d’habitude, elles se formaient silencieusement sur ses lèvres. Il ne pouvait même pas penser sans bouger les lèvres. Avec Jane collée à son oreille, il passait ses journées en perpétuelle confession.
« Tu aimes donc cette fille, dit Jane. Pourquoi pas, après tout ? Tes raisons se compliquent à cause de tes sentiments envers Ender, Valentine, Ouanda et toi-même. Et alors ? Quel amour a toujours été pur, quel amant dépourvu de complications ? Imagine-la en succube. Tu l’aimeras, et elle te tombera dans les bras. »
La raillerie de Jane l’exaspérait et l’amusait à la fois. Il entra dans sa chambre et referma doucement la porte.
Puis il s’adressa à elle à voix basse. « Tu n’es qu’une salope jalouse, Jane. Tu me veux rien que pour toi.
— J’en suis convaincue, dit-elle. Si Ender m’avait vraiment aimée, il m’aurait donné un corps lorsqu’il était si productif Dehors. Je pourrais alors te jouer la comédie moi aussi.
— Tu as déjà gagné mon cœur telle que tu es.
— Quel menteur tu fais. Je ne suis qu’un agenda – un agenda et une calculatrice parlants, et tu le sais très bien.
— Mais tu es très riche. Je suis prêt à t’épouser pour ton argent.
— Au fait, elle a quand même tort sur un point.
— Ah bon ? Lequel ? » Miro se demandait de qui elle parlait.
« Tu n’en as pas fini avec tes explorations. Qu’Ender s’intéresse à elle ou non – et je crois que c’est le cas, puisque pour l’instant, elle n’a pas été réduite en poussière –, le travail ne va pas s’arrêter parce qu’il y a suffisamment de planètes habitables pour sauver les piggies et les doryphores. »
Jane avait l’habitude d’utiliser ces diminutifs péjoratifs pour les désigner. Miro s’était souvent demandé si elle en avait de semblables pour les humains. Mais il pensait connaître sa réponse à ce sujet : « Le mot humain est déjà péjoratif », dirait-elle.
« Alors que cherchons-nous ? demanda Miro.
— Toutes les planètes que l’on pourra trouver avant ma mort », dit Jane.
Allongé sur son lit, il médita sur ces paroles. Il y réfléchit longuement en se tournant et se retournant, puis se releva, s’habilla et alla faire un tour dans l’aube naissante parmi d’autres lève-tôt, des gens occupés à leurs affaires qui, pour la plupart, ne le connaissaient pas ou ignoraient jusqu’à son existence. Étant un descendant de l’étrange famille Ribeira, il n’avait pas eu d’amis d’enfance au ginãsio ; à la fois brillant et timide, il avait encore moins partagé ces amitiés turbulentes d’adolescents au colégio. Son unique petite amie avait été Ouanda, jusqu’à ce que son passage à travers le périmètre hermétique de la colonie humaine ne lui cause des lésions irréversibles au cerveau et qu’il décide de ne plus la revoir. Puis il y avait eu le voyage au cours duquel il avait rencontré Valentine et qui avait eu raison de ce qui restait des liens fragiles entre lui et son monde d’origine. En ce qui le concernait, cela ne représentait que quelques mois dans l’espace, mais lorsqu’il était revenu, des années s’étaient écoulées, et il était désormais devenu le plus jeune fils de sa mère, le seul dont la vie n’avait pas encore débuté. Les enfants qu’il avait jadis surveillés étaient devenus des adultes qui voyaient en lui un tendre souvenir de leur jeunesse. Seul Ender n’avait pas changé. Qu’importaient les années. Qu’importaient les événements. Ender était le même.