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Pouvait-il en être encore ainsi ? Était-il toujours le même homme, alors qu’il se cloîtrait dans un monastère en une période de crise, parce que Mère avait baissé les bras face à la vie ? Miro connaissait les grandes lignes de la vie d’Ender. Enlevé à sa famille à l’âge de cinq ans. Envoyé à l’École de Guerre orbitale, où il s’était révélé l’ultime meilleur espoir de l’humanité dans sa guerre contre les envahisseurs sans pitié appelés doryphores. Transféré ensuite à la base de commandement sur Éros, où on lui avait annoncé qu’il était en phase d’apprentissage avancé, mais où il commandait à son insu de véritables flottes se trouvant à des années-lumière, ses ordres étant transmis par ansible. Il avait gagné la guerre grâce à son génie, et sur la fin, grâce à la destruction inconsciente de la planète des doryphores. Et pendant tout ce temps, il avait cru à un jeu.

Cru à un jeu, tout en sachant qu’il s’agissait d’une simulation de la réalité. Au cours du jeu, il avait choisi de commettre l’innommable ; cela impliquait, du moins pour Ender, qu’il n’était pas dénué de remords lorsque le jeu s’était avéré bien réel. Bien que la dernière Reine lui eût pardonné et se fût placée – alors dans son cocon – entre ses mains, il n’avait pu se débarrasser de ce sentiment. Il n’était qu’un enfant qui avait accompli ce que les adultes l’avaient poussé à faire ; mais au fond de lui-même, il savait qu’un enfant n’en demeure pas moins une personne à part entière, que ses actes sont bien réels, que même un jeu d’enfant n’est pas dénué de valeurs morales.

C’est ainsi qu’avant le lever du soleil, Miro se retrouva face à Ender, alors que tous deux se dirigeaient vers un banc de pierre qui serait baigné par la lumière du soleil quelques instants plus tard, mais qui pour le moment était encore enveloppé par le froid matinal. Et Miro ne trouva rien d’autre à dire à cet homme intact et inébranlable que : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de monastère, Andrew Wiggin, à part une façon lâche et déloyale de te crucifier ?

— Toi aussi tu m’as manqué, Miro, dit Ender. Mais tu m’as l’air fatigué. Tu as besoin de te reposer. »

Miro lâcha un soupir et secoua la tête. « Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’essaye simplement de te comprendre. Vraiment. Valentine dit que je te ressemble.

— Tu parles de la vraie Valentine ?

— Elles sont toutes les deux vraies.

— Eh bien, si je te ressemble, regarde-toi bien et dis-moi ce que tu vois. »

Miro l’observa en se demandant s’il pensait vraiment ce qu’il disait.

Ender lui donna une petite tape sur le genou. « Je ne suis plus vraiment indispensable là-bas, dit-il.

— Je suis sûr que tu n’en crois rien.

— Je pense que si, et en ce qui me concerne, cela me suffit. Je t’en prie, ne me retire pas mes dernières illusions. Je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner.

— Non, tu es en train de tirer un avantage d’être séparé en trois parties. Cette partie de toi-même, l’homme d’âge mûr, peut se permettre le luxe de se consacrer uniquement à sa femme – mais seulement parce qu’il a deux marionnettes pour accomplir le travail qui l’intéresse vraiment.

— Mais cela ne m’intéresse pas. Je m’en moque complètement.

— Tu t’en moques en tant qu’Ender, parce que Peter et Valentine, tes doubles, s’occupent de tout le reste à ta place. Mais voilà, Valentine ne va pas bien. Tu ne te soucies pas assez de ce qu’elle fait. Ce qui est arrivé à mon ancien corps mutilé est en train de lui arriver. Plus lentement, mais cela revient au même. C’est ce qu’elle pense, et l’autre Valentine pense la même chose. Je partage leur avis. Jane aussi.

— Transmets-lui toute mon affection, elle me manque vraiment.

— Je lui donne déjà mon affection, Ender. »

Ender grimaça en constatant sa résistance. « Si tu devais être fusillé, Miro, tu insisterais pour boire une telle quantité d’eau qu’on serait obligé de transporter un cadavre couvert d’urine.

— Valentine n’est ni un rêve ni une illusion, Ender, dit Miro, qui refusait de se laisser entraîner vers une discussion sur son propre tempérament rebelle. Elle est bien réelle, et tu es en train de la tuer.

— C’est une façon affreusement dramatique de présenter les choses.

— Si seulement tu l’avais vue ce matin s’arracher des touffes de cheveux…

— J’en conclus qu’elle aime un certain effet théâtral. Toi aussi, tu as cette tendance. Je ne suis pas surpris que vous vous entendiez si bien.

— Andrew, je suis en train de te dire que tu dois… »

Ender se raidit subitement et sa voix couvrit celle de Miro sans qu’il ait à l’élever. « Réfléchis, Miro ! Est-ce que le passage de ton ancien corps à un autre émanait d’une décision consciente ? As-tu vraiment pensé : « Allez, je crois bien que je vais laisser ce vieux corps se réduire en poussière parce que ce nouveau corps est quand même plus agréable à habiter » ? »

Miro comprit immédiatement où il voulait en venir. Ender ne pouvait pas contrôler son attention. Même si son aiúa représentait tout ce qu’il était, il ne recevait d’ordre de personne.

« J’ai conscience de ce que je veux vraiment en observant ce que je fais, dit Ender. C’est l’attitude générale, lorsque l’on est honnête envers soi-même. Nous avons des sentiments, nous prenons des décisions, mais au bout du compte il nous arrive de regarder derrière nous et d’admettre que nous avons parfois ignoré nos sentiments profonds, que nos décisions n’étaient en fait que de simples rationalisations, puisque nous les avions déjà prises inconsciemment avant même de nous l’avouer. Je n’y peux rien si la part de moi-même qui contrôle la fille dont tu partages l’existence n’est pas aussi importante que tu le voudrais. Qu’elle le souhaiterait. Je n’y peux strictement rien. »

Miro inclina la tête.

Le soleil dépassait la cime des arbres. Le banc fut baigné de lumière, Miro leva les yeux pour voir le soleil dessiner un halo lumineux autour des cheveux en bataille d’Ender.

« Les soins corporels sont-ils en contradiction avec la règle monastique ? demanda Miro.

— Elle t’attire, n’est-ce pas ? dit Ender, sans réellement poser une question. Et ce qui te met mal à l’aise c’est qu’en fait, elle est moi. »

Miro haussa les épaules. « C’est une épine dans le pied, mais je pense que je peux résoudre cela.

— Et si je n’étais pas attiré par toi ? » demanda Ender d’un ton jovial.

Miro étendit les bras et pivota pour faire admirer son profil. « Impensable, dit-il.

— Tu es mignon comme un petit lapin, dit Ender. Je suis sûr que Val ne rêve que de toi. Mais comment le saurais-je ? Je ne pense qu’à des explosions de planètes et à la mort de ceux que j’aime.

— Je sais bien que tu n’as pas oublié le reste du monde, Andrew. » C’était là une façon de présenter ses excuses, mais Ender balaya l’intention d’un geste de la main.

« Je ne peux pas l’oublier, mais je peux l’ignorer. Je suis en train d’ignorer le monde, Miro. Je suis en train de t’ignorer, tout comme j’ignore ces deux psychoses ambulantes que j’ai créées. En ce moment même, j’essaye de tout ignorer, sauf ta mère.

— Et Dieu. Tu ne dois pas oublier Dieu.

— Pas un seul instant. En fait, j’ai du mal à oublier qui ou quoi que ce soit, mais c’est vrai, je suis en train d’ignorer Dieu – à quelques entorses près pour faire plaisir à Novinha. Je suis en train de devenir le mari dont elle a besoin.