— Pourquoi, Andrew ? Tu sais bien que Mère est complètement cinglée.
— Il n’en est rien, dit Ender d’un ton de reproche. Et même si c’était le cas… ce serait justement une bonne raison.
— Ce que Dieu a uni, aucun homme ne peut le désunir. Cela se respecte sur un plan philosophique, mais tu ne sais pas si… » Miro sentit une profonde lassitude l’envahir. Il n’arrivait pas à trouver ses mots, et se rendait compte que c’était parce qu’il essayait de dire à Ender ce qu’il éprouvait à être Miro Ribeira en cet instant. Miro n’avait jamais eu l’occasion de définir ses propres sentiments, encore moins de les exprimer. « Desculpa », murmura-t-il en portugais, car c’était là sa langue maternelle, la langue de ses émotions. Il se surprit à essuyer une larme sur sa joue. « Se nã poso mudar nem você, não que possa, nada. Si je ne peux même pas t’obliger à bouger, à changer, il n’y a rien que je puisse faire. »
« Nem eu ? lui fit écho Ender. Il n’y a pas dans tout l’univers quelqu’un d’aussi difficile à changer que moi, Miro.
— Mère y a réussi. Elle t’a changé.
— Non. Elle s’est contentée de me laisser être celui que je voulais et avais besoin d’être. Comme en ce moment, Miro. Je ne peux pas rendre tout le monde heureux. Je ne peux pas me rendre heureux, je ne fais pas grand-chose pour toi, et quant aux problèmes majeurs, je ne vaux pas grand-chose de ce côté-là non plus. Mais peut-être puis-je rendre ta mère heureuse, ou un peu plus heureuse qu’elle ne l’est, du moins pendant quelque temps. En tout cas je peux essayer. » Il prit les mains de Miro et les pressa contre son visage. Elles étaient humides lorsqu’il les retira.
Miro suivit Ender du regard alors qu’il se levait du banc pour marcher vers le soleil à travers le verger baigné de lumière. C’est certainement à cela qu’Adam aurait ressemblé s’il n’avait pas goûté au fruit défendu, pensa Miro. S’il était resté indéfiniment dans le jardin d’Éden. Ender a survolé la vie pendant trois mille ans. C’est à ma mère qu’il s’est enfin accroché. J’ai passé toute mon enfance à essayer de me libérer de son emprise, et voilà qu’il débarque, décide de s’attacher à elle et…
Et moi, à quoi est-ce que je m’accroche, sinon à lui ? Lui dans la peau d’une femme. Lui avec une poignée de cheveux sur une table de cuisine.
Miro allait se lever à son tour du banc lorsque Ender se retourna subitement et agita un bras pour attirer son attention. Miro s’avança vers lui, mais Ender ne l’attendit pas ; il plaça ses mains autour de la bouche et cria : « Demande à Jane ! Si elle peut faire quelque chose ! Si elle sait comment faire ! Elle peut prendre ce corps ! »
Il fallut quelques instants à Miro avant de comprendre qu’il parlait de Val.
Ce n’est pas simplement un corps, espèce de vieil égocentrique tueur de planètes. Ce n’est pas un vieux costume que l’on jette parce qu’il ne va plus ou que la mode est passée.
Puis sa colère retomba lorsqu’il se rappela qu’il en avait fait autant avec son ancien corps, qu’il s’en était débarrassé sans même lui jeter un dernier regard.
La question commençait à le travailler. Jane. Était-ce seulement possible ? Si son aiúa pouvait être transféré d’une manière ou d’une autre dans le corps de Val, est-ce qu’un corps humain pourrait contenir l’esprit de Jane en quantité suffisante pour lui permettre de survivre lorsque le Congrès Stellaire essaierait de la déconnecter ?
« Vous, les hommes, êtes tellement lents, murmura Jane dans son oreille. J’ai parlé à la Reine et à Humain pour voir si la chose était possible – transférer un aiúa dans un corps. Les reines y sont arrivées une fois, lorsqu’elles m’ont créée. Mais elles n’ont pas choisi un aiúa en particulier. Elles se sont contentées de ce qu’il y avait de disponible. De ce qui se présentait. En ce qui me concerne, je suis un peu plus exigeante. »
Miro demeura silencieux tout en avançant vers les portes du monastère.
« Ah, au fait, il y a ce petit problème concernant tes sentiments envers Val. Tu détestes l’idée qu’en aimant Val, c’est Ender que tu aimes. Mais si je prenais le relais, si j’étais la volonté qui anime le corps de Val, serait-elle toujours la femme que tu aimes ? Est-ce qu’une partie d’elle survivrait ? Pourrait-on parler de meurtre ?
— Tais-toi donc », dit Miro à haute voix.
La gardienne de l’entrée du monastère le regarda avec étonnement.
« Je ne m’adressais pas à vous, dit Miro. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise idée. »
Miro sentit le regard de la femme rivé à son dos jusqu’à ce qu’il s’engage sur le chemin en lacet qui descendait le long de la colline vers Milagre. Il est grand temps de retourner au vaisseau. Val doit être en train de m’attendre. Qui qu’elle soit.
Ce qu’Ender représente pour Mère, la loyauté, la patience… est-ce là ce que je ressens pour la jeune Val ?
Non, ce n’est pas un sentiment, n’est-ce pas ? C’est un acte volontaire. Une décision irrévocable. Pourrais-je faire cela pour qui que ce soit, homme ou femme ? Pourrais-je tout donner de moi-même pour l’autre ?
Il se rappela Ouanda, et marcha jusqu’au vaisseau avec un douloureux sentiment de perte.
4
« Je suis un homme d’une parfaite simplicité »
« Lorsque j’étais entant, je croyais qu’un dieu était déçu chaque fois qu’un événement venait me distraire lorsque je suivais les lignes dans le grain du bois. Maintenant je sais que les dieux s’attendent à de telles interruptions, car ils connaissent nos faiblesses. C’est l’aboutissement qui les surprend vraiment. »
Le deuxième jour, Peter et Wang-mu allèrent explorer Vent Divin, il ne leur était pas nécessaire d’apprendre une langue nouvelle. Vent Divin était une ancienne planète sur laquelle s’étaient implantées les premières colonies terriennes. Elle était à l’origine aussi conservatrice que La Voie. Mais sur Vent Divin les traditions étaient japonaises, ce qui impliquait qu’une évolution était toujours possible. En trois cents ans d’histoire, une planète passait rarement de l’état de fief régenté par les shogouns à celui de centre d’échanges commerciaux, industriels et philosophiques cosmopolites. Les habitants de Vent Divin se vantaient d’accueillir des visiteurs de toutes les planètes, et il y avait encore beaucoup d’endroits où les enfants parlaient uniquement le japonais jusqu’à ce qu’ils aient l’âge d’aller à l’école. Mais une fois adultes, tous les habitants de Vent Divin parlaient couramment le stark, et les meilleurs d’entre eux le parlaient avec élégance, grâce, et une économie fort surprenante ; Mil Fiorelli écrivait dans son livre le plus connu, Observations à l’œil nu des mondes lointains, que le stark n’était la langue maternelle de personne sauf quand elle était parlée par un habitant de Vent Divin.
Ainsi, lorsque Peter et Wang-mu s’aventurèrent dans les bois de la vaste réserve naturelle où leur vaisseau avait atterri pour déboucher dans un camp de forestiers, amusés à l’idée que l’on puisse se « perdre » aussi longtemps dans les bois, personne ne fut surpris que Wang-mu ait les traits et l’accent d’une Chinoise, ni que Peter ait la peau blanche et soit dépourvu d’épicanthus. Ils avaient perdu leurs documents, affirmaient-ils, mais une recherche sur ordinateur indiqua qu’ils possédaient des permis de conduire délivrés à Nagoya, et si Peter semblait avoir commis quelques infractions mineures lorsqu’il était plus jeune, ils ne semblaient pas avoir d’autres délits à leur actif. La profession indiquée pour Peter était celle de « professeur indépendant de sciences physiques » et celle de Wang-mu de « philosophe itinérante », deux situations parfaitement respectables eu égard à leur jeune âge et à leur absence de liens familiaux. En cas de questions destinées à les sonder (« J’ai un cousin qui enseigne les grammaires progénératives à l’Université Komatsu à Nagoya »), Jane fournissait à Peter les commentaires appropriés : « J’ai toujours eu du mal à trouver le Bâtiment Eo. De toute manière, les étudiants en langues étrangères parlent rarement aux scientifiques. Ils doivent s’imaginer que nous ne parlons que de mathématiques. Wang-mu n’arrête pas de me dire que le seul langage que nous autres scientifiques connaissons est la grammaire des rêves. »