Wang-mu n’avait pas un prompteur si pratique à l’oreille, mais d’un autre côté une philosophe itinérante était censée être gnomique dans sa prose et prophétique dans sa pensée. Ainsi elle put répondre à Peter : « J’ai dit que c’était là la seule grammaire que vous utilisiez. Il n’y a aucune grammaire que vous compreniez. »
Et Peter de la chatouiller, et elle de rire tout en lui serrant le poignet jusqu’à ce qu’il se décide à s’arrêter, ce qui acheva de convaincre les forestiers qu’ils étaient bien ce qu’ils prétendaient être : de brillants jeunes gens rendus gagas par l’amour – ou leur jeunesse, comme si cela faisait une différence.
On les emmena à bord d’un flotteur du gouvernement retrouver la civilisation, où – grâce à l’intervention de Jane sur le réseau informatique – les attendait un appartement encore vide et inoccupé la veille, mais aujourd’hui pourvu d’un mélange éclectique de meubles et d’œuvres d’art, à la fois bon marché, excentriques et raffinés.
« Très joli », dit Peter.
Wang-mu, qui ne connaissait en réalité que le style courant de sa planète, ou plutôt le style d’un seul homme de cette planète, pouvait difficilement apprécier le choix de Jane. Il y avait de quoi s’asseoir – deux chaises occidentales qui pliaient les gens en deux et lui paraissaient très inconfortables, ainsi que des nattes orientales permettant de s’allonger en cercle pour être en parfaite harmonie avec la terre. La chambre et son matelas occidental surélevé – malgré l’apparente absence de rats ou de cafards – devaient être prévus pour Peter ; Wang-mu se doutait que la natte installée dans le salon à son intention devait aussi faire office de lit pour la nuit.
Avec une certaine déférence, elle proposa à Peter d’occuper la salle de bains le premier, mais il ne semblait pas pressé de se laver, même s’il sentait la transpiration après leur longue marche dans les bois et leur confinement dans le flotteur. Wang-mu se laissa aller dans une baignoire, les yeux clos, méditant jusqu’à ce qu’elle se sente complètement régénérée. Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, elle ne se sentait plus une étrangère. Elle n’était plus qu’elle-même, et les objets et les espaces environnants pouvaient lui parvenir sans affecter ce sentiment. C’était un pouvoir qu’elle avait maîtrisé très tôt dans la vie, alors qu’elle contrôlait à peine son propre corps et devait obéir à tous les niveaux. Cela l’avait préservée. Elle traînait dans sa vie bon nombre d’éléments déplaisants, comme des rémoras sur le dos d’un requin, mais aucun d’entre eux n’avait réussi à la changer à l’intérieur, dans l’obscurité fraîche de sa solitude, les yeux clos, l’esprit en paix.
En sortant de la salle de bains, elle trouva Peter occupé à grignoter machinalement une grappe de raisin, le regard fixé sur un hologramme dans lequel des acteurs japonais hurlaient leurs répliques en faisant des pas ridiculement exagérés, comme pour interpréter des personnages deux fois plus grands qu’eux.
« Vous avez appris le japonais ? demanda-t-elle.
— Jane me fait la traduction. Ce sont des gens vraiment bizarres.
— C’est une dramaturgie très ancienne.
— Et très ennuyeuse. Quelqu’un a-t-il déjà été ému par de tels beuglements ?
— Si vous entrez dans l’histoire, ils hurlent les mots de votre propre cœur.
— Est-ce qu’un cœur peut dire : « Je suis le vent venu de la neige froide des montagnes, et tu es le tigre dont le hurlement gèlera dans ses propres oreilles avant que tu ne trembles et meures sous le poignard d’acier de mes yeux hivernaux » ?
— Cela vous ressemble un peu. Un mélange de fanfaronnades et de vantardises.
— « Je suis l’homme aux yeux ronds qui transpire et sent le cadavre de putois décomposé, et toi, tu es la fleur qui se fanera rapidement si je ne me lave pas immédiatement à la lessive et à l’ammoniac. »
— Fermez bien les yeux, dit Wang-mu. Ça brûle. »
Il n’y avait pas d’ordinateur dans l’appartement. Peut-être que l’holovision pouvait être utilisée comme ordinateur, mais si c’était le cas, Wang-mu ne savait pas comment procéder. Les touches ne ressemblaient en rien à ce qu’elle avait vu chez Han Fei-Tzu, ce qui n’était guère surprenant. Autant que possible, les gens de La Voie ne concevaient rien à l’image de ce qui se faisait sur les autres planètes. Wang-mu ne savait même pas comment baisser le son. Cela n’avait aucune importance. Elle s’assit sur la natte et essaya de se rappeler ce qu’elle avait appris sur le peuple japonais pendant ses leçons d’histoire terrienne avec Han Qing-Jao et son père, Han Fei-Tzu. Elle savait pertinemment que son éducation présentait quelques carences, car elle était issue d’une couche sociale assez basse et personne n’avait pris la peine de lui apprendre quoi que ce soit jusqu’à ce qu’elle réussisse à entrer au service de Qing-Jao. Ainsi Han Fei-Tzu lui avait recommandé de ne pas perdre son temps à apprendre de manière académique, mais plutôt de puiser ici et là les informations qui l’intéressaient suivant ses centres d’intérêt. « Ton esprit n’a pas été corrompu par une éducation traditionnelle. Tu dois donc suivre ton intuition pour t’instruire dans les domaines qui t’intéressent. » Malgré cette apparente liberté, Fei-Tzu s’était révélé un tyran sévère, même lorsque les sujets étaient choisis librement. Chaque fois qu’elle apprenait une leçon d’histoire ou de géographie, il lui lançait des défis et ne cessait de l’interroger, lui demandant de généraliser puis de réfuter ses généralisations ; et si elle avait le malheur de changer d’avis, il lui demandait alors tout aussi brutalement de défendre sa nouvelle position, même si celle-ci avait été la sienne quelques instants plus tôt. Résultat : même avec un minimum d’information, elle était toujours prête à faire marche arrière et à balayer d’anciennes hypothèses pour en élaborer de nouvelles. Elle pouvait ainsi fermer les yeux et poursuivre son éducation sans l’aide d’une pierre à l’oreille pour lui souffler les réponses, car elle entendait toujours les interrogations caustiques de Han Fei-Tzu, même à plusieurs années-lumière de distance.
Les acteurs cessèrent leurs hurlements avant que Peter n’ait fini de se doucher. Wang-mu ne s’en était pas rendu compte. Mais elle entendit une voix provenant de l’holovision disant : « Souhaitez-vous visualiser un autre enregistrement ou préférez-vous vous reconnecter sur les diffusions en cours ? »
Wang-mu crut l’espace d’un instant qu’il s’agissait de la voix de Jane ; puis elle se rendit compte qu’il s’agissait simplement du message enregistré de l’appareil. « On peut avoir les nouvelles ? demanda-t-elle.
— Locales, régionales, planétaires ou interplanétaires ? demanda la machine.
— Commençons par les premières. » Elle était étrangère à cette planète. Autant se familiariser.
Lorsque Peter émergea de la salle de bains, propre et vêtu d’un costume local que Jane lui avait fait livrer, Wang-mu était plongée dans un reportage sur le procès d’un groupe de personnes accusées d’avoir dépassé les quotas de pêche dans une région riche en rivières, à quelques centaines de kilomètres de là. Quel était le nom de cette ville déjà ? Ah oui, Nagoya. Jane ayant inscrit cette adresse sur leurs faux papiers, c’était ici que le flotteur les avait emmenés. « Toutes les planètes se ressemblent, dit Wang-mu. Certains veulent manger du poisson, et d’autres essaient d’en pêcher plus que la mer ne peut en produire.