— Quel mal y a-t-il à pêcher un jour de plus ou une tonne de plus ? demanda Peter.
— Si tout le monde en fait autant… » Elle marqua une pause. « Ah, je comprends. Vous ironisiez, vous suiviez le raisonnement des malfaiteurs.
— Ne suis-je pas tout propre, tout beau ? » demanda Peter en tournant sur lui-même pour faire admirer sa tenue qui, malgré son ampleur, n’en révélait pas moins son anatomie.
« Les couleurs sont criardes, répondit Wang-mu. Littéralement.
— Mais non. L’idée est de faire crier ceux qui me verront.
— Aaaah, cria doucement Wang-mu.
— Jane dit que c’est en réalité une tenue assez classique – pour quelqu’un de mon âge et de ma profession. Les hommes de Nagoya sont réputés pour être de vrais paons.
— Et les femmes ?
— Elles ont les seins à l’air à longueur de journée. C’est un spectacle assez étonnant.
— C’est faux. Je n’ai pas vu une seule femme les seins nus en venant et… » Elle s’arrêta de nouveau et fronça les sourcils. « Vous voulez vraiment me faire croire que vous mentez tout le temps ?
— Je me suis dit que ça valait la peine d’essayer.
— Ne soyez pas idiot. En plus, je n’ai pas de poitrine.
— Vous avez seulement de petits seins. Une nuance qui ne vous échappe sûrement pas.
— Je n’ai pas l’intention de parler de mon anatomie avec un homme vêtu d’une parodie de jardin en friche.
— Les femmes sont toutes mal fagotées ici. C’est triste à dire, mais c’est la réalité. Question de dignité. Il en va de même pour les vieux. Seuls les jeunes garçons et les jeunes hommes qui se pavanent ont le droit de porter un tel plumage. Je pense que les couleurs criardes sont censées prévenir les femmes du danger. Attention, type pas sérieux ! Entrez dans la danse ou quittez la piste. Ou quelque chose dans le genre. Je crois que Jane a choisi cette planète pour le simple plaisir de me faire porter cet accoutrement.
— J’ai faim. Je suis fatiguée.
— Dans quel ordre de priorité ?
— Faim d’abord.
— Il y a du raisin, proposa-t-il.
— Que vous n’avez pas lavé. Je suppose que cela est en accord avec vos tendances suicidaires.
— Sur Vent Divin, les insectes savent rester à leur place. Il n’y a pas de pesticides. Jane me l’a assuré.
— Il n’y avait pas de pesticides sur La Voie non plus. Mais tout était lavé afin de se débarrasser des bactéries et autres créatures unicellulaires. Une dysenterie amibienne pourrait nous ralentir.
— C’est vrai, la salle de bains est tellement belle, ce serait dommage de ne pas en profiter. » Malgré la désinvolture qu’il affichait, Wang-mu nota que sa remarque sur la dysenterie à cause des fruits mal lavés l’avait décontenancé.
« Allons manger en ville, dit-elle. Jane peut nous avoir de l’argent, non ? »
Peter écouta un instant ce qui lui parvenait à l’oreille.
« Absolument, tout ce que nous avons à faire, c’est de dire au patron du restaurant que nous avons perdu nos papiers et il nous laissera trifouiller dans nos comptes. Jane dit que nous pouvons être très riches si c’est nécessaire, mais qu’il vaut mieux prétendre ne pas avoir de gros moyens et dire que nous avons décidé de faire des folies ce soir, pour fêter un événement spécial. Que pourrions-nous bien fêter ?
— Votre bain.
— Vous pouvez toujours fêter cela. Pour moi, ce sera notre retour sains et saufs de notre aventure dans les bois. »
Ils se retrouvèrent rapidement dans une rue animée avec peu de voitures, beaucoup de vélos et des milliers de gens à pied sur les trottoirs roulants et à côté. Wang-mu n’aimait pas ces étranges machines et insista pour qu’ils marchent sur le sol ferme, ce qui signifiait qu’il fallait trouver un restaurant à proximité. Les immeubles du quartier étaient vétustés mais pas encore délabrés. Un quartier bien assis, avec une certaine fierté. D’un style très aéré, avec des arches et des cours intérieures, des piliers et des toits, mais très peu de murs et pas la moindre trace de verre. « Le climat doit être idéal ici, dit Wang-mu.
— Tropical, mais avec des brises marines plus fraîches sur la côte. Il pleut tous les après-midi pendant une heure environ, et ce toute l’année ou presque, mais il fait rarement trop chaud et jamais vraiment froid.
— On a l’impression que tout se passe dehors.
— Tout est factice. Notre appartement a des fenêtres en verre et la climatisation, comme vous l’avez peut-être constaté. Mais il donne sur le jardin et les fenêtres sont dans un renfoncement, ce qui fait que vu d’en bas, il est impossible de voir les carreaux. Très artistique. Un artifice qui lui donne un côté naturel. Hypocrisie et duperie – l’humanité entière résumée.
— C’est un joli mode de vie. Nagoya me plaît.
— Dommage que nous y soyons pour peu de temps. »
Avant qu’elle puisse lui demander quels étaient leur destination et leur objectif, il l’attira vers la terrasse d’un restaurant bondé. « Celui-ci propose du poisson cuit, dit-il. J’espère que vous n’avez rien contre.
— Pourquoi ? Les autres le servent cru ? » demanda Wang-mu en s’esclaffant. Puis elle se rendit compte que Peter parlait sérieusement. Du poisson cru !
« Les Japonais sont connus pour ça, et à Nagoya c’est presque une religion. Cela dit, il n’y a pas un seul visage japonais dans le restaurant. Ils ne voudraient pour rien au monde manger du poisson tué par la chaleur. C’est un de ces trucs auxquels ils s’accrochent. Il reste désormais si peu de chose de leur culture japonaise qu’ils tiennent fermement à garder les quelques traditions qui subsistent. »
Wang-mu acquiesça, comprenant parfaitement qu’une culture puisse s’attacher à des valeurs d’un autre temps afin de préserver une identité nationale. Elle se félicitait aussi de se retrouver dans un endroit où ces coutumes étaient toutes très superficielles et ne cherchaient ni à altérer ni à détruire la vie des gens comme cela avait été le cas sur La Voie.
La nourriture arriva rapidement – le poisson se cuit en un rien de temps. Pendant le repas, Peter changea plusieurs fois de position sur sa natte. « Dommage que cet endroit ne se soit pas suffisamment affranchi du passé pour nous pourvoir en chaises, dit-il.
— Pourquoi les Européens détestent-ils à ce point la terre qu’ils veulent sans cesse s’élever au-dessus d’elle ?
— La réponse est contenue dans la question, répondit froidement Peter. Vous partez du principe que nous détestons la terre. C’est de la pensée magique, comme chez les primitifs. »
Wang-mu rougit sans rien dire.
« Je vous en prie, épargnez-moi le numéro de la femme orientale soumise, dit Peter. Ou une réplique du type : « J’ai été conditionnée pour être servante et tu n’es qu’un maître cruel et sans cœur » censé me donner mauvaise conscience. Je sais que je ne suis qu’un salaud, mais je ne vais pas changer parce que vous avez le moral à zéro.
— Dans ce cas vous pourriez changer par simple désir de ne plus vous comporter comme un salaud.
— C’est dans mon caractère. Ender a fait de moi un être méprisable pour pouvoir me détester. Ce qui présente l’avantage supplémentaire que vous pouvez me détester à votre tour.