— Taisez-vous et mangez votre poisson. Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous êtes censé scruter les êtres humains alors que vous n’êtes même pas capable de comprendre la personne la plus proche de vous au monde.
— Je n’ai aucune envie de vous comprendre. Je veux simplement accomplir ma tâche en exploitant votre intellect soi-disant si développé – même si vous persistez à croire que les gens qui s’accroupissent sont en quelque sorte plus « proches » de la terre que ceux qui se tiennent debout.
— Je ne parlais pas de moi. Je parlais de la personne la plus proche de vous. Ender.
— Il est bien loin d’ici, Dieu merci.
— Il ne vous a pas créé pour avoir quelqu’un à haïr. Il a dépassé ce stade depuis bien longtemps.
— Mais oui, bien sûr, il a écrit L’Hégémon, et ainsi de suite…
— C’est exact. Il vous a créé parce qu’il avait désespérément besoin d’être haï. »
Peter roula des yeux et prit une rasade de jus d’ananas mélangé à du lait. « Juste ce qu’il faut de lait de coco. Je crois bien que je vais prendre ma retraite ici, si Ender ne meurt pas et ne me fait pas disparaître d’abord.
— Je suis sérieuse, et vous, vous me parlez de lait de coco et de jus d’ananas.
— Novinha le déteste. Il n’a pas besoin de moi pour ça.
— Novinha lui en veut, mais elle a tort et il le sait. En ce qui vous concerne, ce dont il a besoin, c’est une sorte de rancœur… justifiée. Que vous le détestiez pour le mal qu’il a en lui, un mal qu’il est le seul à voir et auquel lui seul croit.
— Je ne suis qu’un cauchemar issu de son enfance. Vous allez chercher trop loin.
— Il ne vous a pas créé parce que le vrai Peter a eu une importance capitale dans son enfance. Il vous a créé parce qu’il voulait un juge, quelqu’un pour le condamner. C’est ce que Peter ne cessait de lui ressasser jadis. Vous me l’avez dit vous-même, quand vous me racontiez vos souvenirs. Peter le raillait, lui répétait qu’il était inutile, sans valeur et lâche. Maintenant c’est à votre tour d’agir ainsi. En regardant sa vie et en le traitant de xénocide, de perdant. Pour une raison ou une autre il a besoin de cela, il a besoin qu’on le condamne.
— Eh bien, c’est une chance que je sois là pour le détester.
— Mais il a aussi désespérément besoin qu’on lui pardonne, qu’on soit indulgent envers lui, que l’on admette qu’il était au départ rempli de bonnes intentions. Val n’est pas là parce qu’il l’aime – la vraie Valentine est là pour ça. Sa femme est là. Il a besoin que votre sœur existe pour lui pardonner.
— Donc si je cessais de détester Ender, il n’aurait plus besoin de moi et je risquerais de disparaître ?
— Si Ender cesse de se haïr, il n’aura plus besoin que vous soyez déplaisant et vous deviendrez plus supportable.
— Eh bien, laissez-moi vous dire qu’il n’est pas facile de s’entendre avec une personne qui passe son temps, d’une part à analyser quelqu’un qu’elle n’a jamais rencontré, et d’autre part de faire la leçon à quelqu’un qu’elle vient de rencontrer.
— J’espère bien que ce que je dis vous met mal à l’aise. Ce n’est que justice après tout.
— Je crois que Jane nous a amenés ici parce que les tenues vestimentaires reflètent ce que nous sommes vraiment. J’ai beau n’être qu’une marionnette, j’arrive quand même à prendre un peu de plaisir dans la vie. Tandis que vous… vous arrivez à ternir n’importe quoi rien qu’en en parlant. »
Wang-mu se mordit la lèvre pour éviter de pleurer et fixa son assiette.
« Quel est votre problème ? » demanda Peter.
Elle ignora la question, se contentant de mastiquer lentement, cherchant en elle la partie encore intacte qui ne s’attachait qu’à apprécier son repas.
« Vous ne ressentez donc rien ? »
Elle déglutit et leva les yeux vers lui. « Han Fei-Tzu me manque alors que je ne suis partie que depuis deux jours. » Elle esquissa un vague sourire. « J’ai connu un homme plein de grâce et d’une immense sagesse. Il me trouvait intéressante. Cela ne me fait rien que vous me trouviez ennuyeuse. »
Peter fit semblant de se jeter de l’eau sur les oreilles. « Je brûle ! Quelle pique ! Comment contrer une telle attaque ? Quel coup bas ! Vous avez l’haleine fétide d’un dragon ! Les hommes tombent sous vos mots !
— Non, seulement les marionnettes qui font les malignes au bout de leurs ficelles, dit Wang-mu.
— Il vaut mieux être suspendu à des ficelles que d’être ligoté par elles.
— Les dieux doivent vraiment m’aimer pour m’avoir donné pour compagnon un homme maniant si bien le verbe.
— Tandis que moi, je me retrouve en compagnie d’une femme sans poitrine. »
Elle s’efforça de prendre cela comme une plaisanterie. « Il me semble que vous m’avez dit que j’avais de petits seins. »
Mais Peter cessa brusquement de sourire. « Je suis désolé, dit-il. Je vous ai blessée.
— Je ne crois pas. Je vous le dirai demain, après une bonne nuit de sommeil.
— Je pensais que nous plaisantions lorsque nous nous envoyions ces piques.
— C’était le cas, mais je les ai prises pour argent comptant. »
Peter tressaillit. « Voilà qui me blesse, moi aussi.
— Vous ne savez pas blesser. Vous avez simplement voulu vous moquer de moi. »
Peter repoussa son assiette et se leva. « Je vous rejoins à l’appartement. Vous pourrez retrouver le chemin toute seule ?
— Dois-je en conclure que cela vous inquiète vraiment ?
— Dieu merci, je n’ai pas d’âme. Vous seriez capable de me la dévorer.
— Si je devais mordre dedans, je la recracherais aussitôt.
— Allez vous reposer. Pour le travail qui m’attend, j’ai besoin de toute ma tête, pas d’une querelle. » Il quitta le restaurant. Sa tenue ne lui allait vraiment pas. Les gens le regardaient de travers. C’était un homme trop digne et trop puissant pour s’habiller comme un dandy. Wang-mu avait tout de suite repéré son embarras. Et elle savait qu’il en était conscient, qu’il ne cessait de s’agiter parce que ses vêtements ne lui allaient pas. Il allait certainement demander à Jane de lui fournir une tenue plus classique, plus en rapport avec son besoin de respectabilité.
En revanche, ce dont j’aurais bien besoin, c’est d’un moyen de disparaître. Ou mieux encore, de m’envoler d’ici l’espace d’une nuit, d’aller Dehors et de me retrouver dans la demeure de Han Fei-Tzu, où j’aurais en face de moi un regard sans pitié ni mépris.
Ni souffrance. Car il y a une certaine souffrance dans le regard de Peter, et j’ai eu tort de prétendre le contraire. Comme j’ai eu tort de valoriser ma propre souffrance au point de me croire en droit d’aggraver la sienne.
Si je lui présente mes excuses, il se moquera de moi. D’un autre côté, je préfère que l’on se moque de moi pour quelque chose qui me semble juste, que d’être respectée quand je suis convaincue d’avoir mal agi. Est-ce là un des principes inculqués par Han Fei-Tzu ? Non. C’est quelque chose d’inné. Comme le disait ma mère, trop de fierté, trop de fierté.
Cependant, une fois à l’appartement, elle trouva Peter endormi ; épuisée, elle décida de remettre ses excuses à plus tard et alla se coucher elle aussi. Ils se réveillèrent tous les deux durant la nuit, mais pas au même moment ; et au petit matin, la tension de la dispute de la veille avait disparu. Il y avait du pain sur la planche, et il était plus important qu’elle comprenne bien ce qu’ils avaient à faire aujourd’hui que de tâcher de combler un fossé qui, à la lumière du jour, semblait n’être guère plus qu’une simple prise de bec entre deux amis fatigués.