— En prenant exemple sur Ender…
— Exactement. Les actes d’Ender sont montrés en exemple pour justifier l’utilisation de moyens semblables contre une autre espèce inoffensive.
— La descolada n’était pas vraiment inoffensive.
— Non. Mais Ender et Ela ont bien trouvé un autre moyen, non ? Ils ont choisi de frapper la descolada même. Mais il n’y a aucun moyen de convaincre le Congrès de rappeler la flotte. Comme Jane a infiltré les moyens de communication ansible du Congrès, ils pensent avoir affaire à une vaste conspiration secrète. Quel que soit l’argument que nous utilisions, ils y verront une tentative de désinformation. De plus, qui irait croire à l’histoire du premier voyage Dehors durant lequel Ela a créé un antidote à la descolada, Miro, son nouveau corps, et Ender, ma chère sœur et moi-même ?
— Ainsi les Nécessariens du Congrès…
— Ils ne s’appellent pas ainsi. Mais leur influence reste très importante. Selon Jane, si nous arrivions à convaincre un Nécessarien reconnu de se déclarer contre l’envoi de la Flotte lusitanienne – avec des arguments convaincants, cela va de soit – cela pourrait briser l’union des partisans de la Flotte au sein du Congrès. Ils ne représentent qu’une faible majorité – bon nombre de gens sont horrifiés à l’idée que l’on puisse utiliser une telle puissance dévastatrice contre une colonie, d’autres le sont plus encore à l’idée que le Congrès est prêt à exterminer les pequeninos, la première espèce intelligente découverte depuis la destruction des doryphores. Tous ces gens se réjouiraient d’arrêter la Flotte ou, dans le pire des cas, de l’utiliser pour mettre en place une quarantaine.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas rencontrer directement un Nécessarien ?
— Pourquoi nous écouterait-on ? Si nous nous présentons comme des partisans de la cause lusitanienne, nous serons jetés en prison pour y être interrogés. Et si nous n’en faisons rien, qui nous prendra au sérieux ?
— Cet homme, Aimaina Hikari, qui est-il au juste ?
— Certains l’appellent le philosophe Yamato. Tous les Nécessariens de Vent Divin sont évidemment japonais, et l’influence de la philosophie est de plus en plus importante parmi les Japonais, que ce soit sur leur monde d’origine ou là où ils se sont implantés. Ainsi, même si Aimaina n’est pas un Nécessarien, il est reconnu comme le gardien de l’âme japonaise.
— S’il leur disait qu’il est contraire à l’esprit japonais de détruire Lusitania…
— Mais il ne le fera pas. Difficilement, en tout cas. Selon les travaux pour lesquels il est reconnu et qui lui ont donné la réputation de philosophe Yamato, les Japonais sont nés pour être des marionnettes rebelles. Tout d’abord, c’est la culture chinoise qui a dominé. Mais selon Hikari, le Japon n’a pas retenu la leçon de l’échec de l’invasion chinoise – qui, au passage, a été repoussée par une grande tempête appelée kamikaze, signifiant « Vent Divin ». Vous pouvez donc être sûre qu’ici au moins, tout le monde se souvient de cette vieille histoire. Bref, le Japon s’est isolé sur son île, ne voulant tout d’abord rien avoir à faire avec les européens lorsqu’ils ont débarqué. Puis une flotte américaine a poussé le Japon à s’ouvrir au commerce international, et les Japonais se sont bien rattrapés depuis. La restauration Meiji a poussé le Japon à s’industrialiser et à s’occidentaliser – et de nouvelles ficelles ont manipulé les marionnettes, toujours selon Hikari. Mais une fois de plus, aucune leçon n’en a été tirée. Puisque les Européens à cette époque étaient des impérialistes s’étant partagé l’Afrique et l’Asie équitablement, le Japon a jugé qu’il avait droit lui aussi à sa part du gâteau impérialiste. Il y avait à cette époque la Chine, celle qui avait jadis tiré les ficelles. Il y a donc eu une invasion…
— Nous avons appris cela sur La Voie.
— Je suis surpris que l’histoire que l’on enseigne sur La Voie aille au-delà de l’époque de l’invasion mongole, observa Peter.
— Les Japonais ont finalement été arrêtés lorsque les Américains ont lâché les premières bombes atomiques sur deux villes japonaises.
— L’équivalent, à l’époque, du Petit Docteur. L’arme absolue. Les Japonais en sont arrivés à considérer ces armes nucléaires comme des symboles de fierté : ils avaient été les premiers à avoir été foudroyés par l’arme atomique ! C’était devenu une sorte de complainte, ce qui n’était finalement pas plus mal, parce que cela les poussait à fonder et à développer de nouvelles colonies, afin de ne plus jamais être une nation insulaire vulnérable et coupée du monde. Puis arrive Aimaina Hikari pour affirmer… au fait, ce n’est pas son vrai nom, mais celui qu’il a utilisé pour signer son premier livre. Cela signifie « Lumière Ambiguë ».
— Très gnomique », dit Wang-mu.
Peter esquissa un sourire. « Ah, il faudra absolument le lui dire, il en sera tellement fier. Quoi qu’il en soit, dans son premier livre il affirmait en substance que les Japonais n’avaient pas retenu la leçon. Les bombes nucléaires avaient coupé les ficelles. Le Japon était pour ainsi dire à genoux. L’ancien et fier gouvernement a été détruit, l’empereur est devenu un homme de paille, la démocratie a fait son chemin dans le pays, puis sont venus la richesse et le pouvoir.
— Les bombes auraient donc été une véritable aubaine ? demanda Wang-mu, sceptique.
— Non, non, pas du tout. Hikari est convaincu que la richesse a fini par détruire l’âme japonaise. Les Japonais ont accepté de devenir les fils adoptifs de leur destructeur. Ils sont devenus les enfants bâtards de l’Amérique, propulsés dans l’existence par les bombes américaines. Des marionnettes, une fois de plus.
— Qu’a-t-il à voir avec les Nécessariens ?
— Selon lui, le Japon a été bombardé précisément parce qu’il s’était déjà trop européanisé. Les Japonais ont traité la Chine comme les Européens avaient traité l’Amérique, de manière égoïste et brutale. Mais les ancêtres japonais pouvaient difficilement accepter de voir leurs enfants se comporter comme des bêtes sauvages. Alors, de même que les dieux du Japon avaient envoyé un « Vent Divin » pour arrêter la flotte chinoise, les dieux ont envoyé les bombes américaines pour empêcher le Japon de devenir un état impérialiste comme l’Europe. La réponse des Japonais aurait dû consister à supporter l’occupation américaine et, celle-ci terminée, à retrouver leur identité japonaise, pure, assagie et entière. Le titre du livre était Il n’est jamais trop tard.
— Et je suis prête à parier que les Nécessariens utilisent le bombardement du Japon par les Américains pour illustrer la meilleure façon de frapper avec rapidité et puissance.
— Aucun Japonais n’aurait jamais osé considérer la bombe comme une aubaine jusqu’à ce que Hikari permette de voir le bombardement non comme un facteur de victimisation, mais comme une tentative divine de rédemption.
— Vous êtes donc en train de dire que les Nécessariens le respectent suffisamment pour changer d’avis si lui-même en changeait – ce à quoi il n’est pas prêt car il considère le bombardement comme une véritable bénédiction ?