— Nous espérons qu’il changera d’avis. Sinon notre voyage sera un échec. Le hic, c’est qu’il y a très peu de chances que l’on puisse le convaincre facilement, et Jane n’arrive pas à déterminer d’après ses écrits ce qui pourrait le faire fléchir. Nous devons lui parler avant de savoir comment agir ensuite – alors peut-être pourrons-nous le faire changer d’avis.
— L’affaire est vraiment compliquée.
— C’est pourquoi je n’ai pas jugé utile de vous expliquer tout cela plus tôt. Car à quoi peuvent vous servir ces informations ? À débattre de subtilités historiques avec un philosophe analytique de la trempe d’Hikari ?
— Je me contenterai d’écouter.
— C’est ce que vous étiez censée faire dès le départ.
— Mais maintenant je sais à quel genre d’homme j’ai affaire.
— Jane estime que j’ai eu tort de vous raconter tout cela, parce que maintenant vous risquez d’interpréter tout ce qu’il va dire dans le sens de ce que nous pensons savoir.
— Dites à Jane que les seuls à privilégier la pureté de l’ignorance sont ceux qui profitent d’un monopole sur le savoir. »
Peter s’esclaffa. « Encore des épigrammes ! Vous êtes censée utiliser…
— N’allez pas encore m’expliquer comment être gnomique », explosa Wang-mu en se relevant. Elle dominait désormais Peter. « Le gnome, c’est vous. Quant à être mantique, n’oubliez pas que la mante religieuse mange son compagnon.
— Je ne suis pas votre compagnon. De plus, le terme « mantique » désigne une philosophie qui s’inspire plus de visions et d’inspirations que de savoir et de raison.
— Si vous n’êtes pas mon compagnon, cessez de me traiter comme votre femme. »
Peter parut perplexe, puis détourna les yeux. « Ai-je fait cela ?
— Sur La Voie, l’homme a tendance à considérer sa femme comme une imbécile et entreprend donc de lui apprendre ce qu’elle sait déjà. Sur La Voie, la femme doit faire semblant, lorsqu’elle apprend quelque chose à son mari, qu’elle ne fait que lui rappeler ce qu’il lui a appris auparavant.
— Bon, je ne suis qu’un mufle sans cœur, n’est-ce pas ?
— Souvenez-vous bien que lorsque nous rencontrerons Aimaina Hikari, lui et moi posséderons un trésor de savoir que vous ne pourrez jamais posséder.
— Et qui serait ?
— Une vie. »
Elle remarqua l’expression douloureuse qui se dessinait sur son visage et regretta immédiatement d’en être la cause. Mais ce regret était un réflexe – elle avait été conditionnée depuis son enfance à éprouver des regrets lorsqu’elle s’était montrée offensante, même si cela était justifié.
« Aïe », dit Peter, comme pour tourner sa douleur en dérision.
Wang-mu n’éprouva aucune pitié – elle avait cessé d’être une servante.
« Vous êtes tellement fier d’en savoir plus que moi ! Mais tout ce que vous savez vient de ce qu’Ender vous a mis dans la tête ou de ce que Jane vous chuchote dans l’oreille. Je n’ai pas de Jane, comme je n’ai pas eu d’Ender. Tout ce que je sais, je l’ai appris à la dure. Et je m’en suis sortie. Alors par pitié, à l’avenir, épargnez-moi votre mépris. Si je dois être d’une quelconque aide pendant cette mission, ce sera en partageant vos connaissances – je peux apprendre ce que vous savez, mais vous, vous ne pourrez jamais apprendre ce que je sais. »
La plaisanterie était terminée. Le visage de Peter s’empourpra sous l’effet de la colère.
« Comment… qui… »
Wang-mu termina la phrase restée, selon elle, en suspens. « Comment j’ose ? Pour qui je me prends ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, lâcha Peter à voix basse avant de détourner la tête.
— Je ne sais pas rester à ma place, c’est ça ? demanda-t-elle. Han Fei-Tzu m’a parlé de Peter Wiggin. L’original, pas la copie. Celui qui a poussé sa sœur Valentine à prendre part au complot visant à s’emparer de l’hégémonie de la Terre. Celui qui l’a poussée à rédiger toutes les données sur Démosthène – un traité populiste et démagogique – tandis que de son côté il s’occupait de la rédaction du travail sur Locke, de toutes les idées nobles et analytiques. Mais toute la démagogie de bas étage venait de lui.
— Les idées nobles aussi.
— Tout à fait. En revanche, ce qui ne venait pas de lui mais bien de Valentine était quelque chose qu’il n’avait jamais rencontré et à quoi il n’avait jamais accordé la moindre importance. Une âme humaine.
— C’est ce que Han Fei-Tzu vous a dit ?
— Oui.
— En voilà un bel imbécile. Car Peter avait autant d’âme que Valentine. » Il avança vers elle, le regard sombre. « Celui qui est sans âme, c’est moi, Wang-mu. »
L’espace d’un instant elle eut peur de lui. De quelle violence pouvait-il être le dépositaire ? Quelle rage féroce de l’aiúa d’Ender s’exprimait dans cet ersatz qu’il avait créé ?
Mais Peter ne leva pas la main. Peut-être n’était-ce pas nécessaire.
Aimaina Hikari vint lui-même les recevoir à la grille d’entrée de son jardin. Habillé sobrement, il arborait autour du cou le médaillon que portaient tous les Japonais de culture traditionnelle sur Vent Divin : une petite boîte renfermant les cendres de ses valeureux ancêtres. Peter avait expliqué que lorsqu’un homme comme Hikari mourait, une pincée des cendres de ses ancêtres était mêlée à un peu des siennes et le tout enfermé dans le médaillon. Celui-ci était remis à ses enfants ou petits-enfants pour qu’ils le portent à leur tour. Ainsi tous les anciens membres de sa famille reposaient sur son sternum, de nuit comme de jour, et c’était là le plus beau cadeau que l’on puisse offrir à sa descendance. N’ayant pas d’ancêtres qui valaient la peine qu’on se souvînt d’eux, Wang-mu trouvait cette coutume à la fois excitante et dérangeante.
Hikari accueillit Wang-mu avec une courbette, mais il tendit la main à Peter, qui la prit avec une légère expression de surprise.
« Certes, on m’appelle le gardien de l’esprit Yamato, dit Hikari en souriant, mais je ne suis pas obligé de me montrer impoli en imposant aux Européens que je rencontre les coutumes des Japonais. Voir un Européen se pencher pour saluer m’est aussi pénible que de regarder un cochon faire du ballet classique. »
Tandis qu’Hikari les guidait à travers le jardin vers sa maison traditionnelle aux murs de papier, Peter et Wang-mu se regardèrent en souriant. Il y avait une trêve implicite entre eux, car ils avaient tout de suite compris qu’Hikari serait un adversaire de taille et qu’ils se devaient d’être alliés s’ils voulaient apprendre quoi que ce soit de cet homme.
« Une philosophe et un scientifique, dit Hikari. Je me suis un peu renseigné sur vous après avoir reçu votre mot demandant un entretien. J’ai déjà reçu des visites de scientifiques et de philosophes, et aussi d’Européens et de Chinois, mais ce qui m’intrigue profondément chez vous, c’est que vous veniez ici ensemble.
— Elle m’a trouvé sexuellement irrésistible, dit Peter. Et maintenant je n’arrive plus à m’en débarrasser. » Puis il arbora son sourire le plus charmeur.
Au grand plaisir de Wang-mu, l’humour occidental de Peter laissa Hikari de marbre, et elle vit Peter rougir.
C’était désormais à elle de jouer – d’y aller pour de bon de son numéro gnomique. « Le cochon se vautre dans la boue, mais il aime se réchauffer sur la pierre brûlée par le soleil », dit-elle.
Hikari se tourna vers elle, toujours aussi imperturbable. « Je graverai ces mots dans mon cœur. »