Le soleil apparut dans toute sa splendeur, baignant les feuilles de chaque arbre, puis toutes les plantes au sol, faisant ressortir les couleurs et les contrastes de chacune d’elles ; la brise se leva, changeant la lumière à l’infini. Plus tard, au moment le plus chaud de la journée, toutes les feuilles se ressembleraient : immobiles, dociles, recevant la lumière du soleil comme le jet d’une lance à incendie. Un peu plus tard dans l’après-midi, les nuages viendraient, suivis de pluies fines ; les feuilles avachies retrouveraient de nouvelles forces, scintilleraient sous l’effet des gouttes, prendraient des coloris plus riches, se préparant pour la nuit, pour la vie nocturne, pour les rêves des plantes qui poussent la nuit, engrangeant la lumière du jour, se gorgeant des fraîches rivières intérieures alimentées par les pluies. Aimaina Hikari devint une de ces feuilles, débarrassant son esprit de toute pensée qui n’était pas liée à la lumière, au vent et à la pluie, jusqu’à ce que l’aurore prenne fin et que le soleil commence à répandre la chaleur diurne. Puis il quitta le banc de son jardin.
Kenji avait préparé un petit poisson pour son déjeuner. Il le mangea délicatement, en prenant son temps, comme s’il ne voulait pas abîmer le squelette qui avait donné sa forme au poisson. Les muscles bougeaient ici et là, et les arêtes pliaient mais ne cédaient pas. Je ne les briserai pas tout de suite, je puiserai dans cette chair les forces dont mon organisme a besoin. Il mangea les yeux en dernier. La force de l’animal vient de ses parties mobiles. Il toucha de nouveau le médaillon de ses ancêtres. La sagesse qui est en moi ne vient pas de ce que je mange, mais de ce qui m’est donné à chaque instant, de ceux qui à travers les âges me conseillent. Les vivants oublient souvent les leçons du passé. Mais nos ancêtres n’oublient jamais.
Aimaina se leva de table pour aller à l’ordinateur installé dans la remise de jardin. Ce n’était pour lui qu’un outil de plus – ce qui expliquait pourquoi il le gardait là au lieu de le conserver telle une relique sacrée dans une des pièces de la maison, ou dans un bureau prévu à cet effet comme c’était généralement le cas. Son ordinateur n’avait pour lui pas plus de valeur qu’une binette ; il s’en servait puis le mettait de côté.
Un visage se matérialisa au-dessus du terminal. « J’appelle mon ami Yasunari dit Aimaina. Mais ne le dérangez pas. Ce que j’ai à lui dire est si futile que j’aurais honte de lui faire perdre son temps.
— Laissez-moi vous aider à sa place, dit le visage.
— Hier, j’ai demandé des informations concernant Peter Wiggin et Si Wang-mu, ces gens qui avaient pris rendez-vous pour me rencontrer.
— Je m’en souviens. Ce fut un plaisir de vous trouver ces informations aussi rapidement.
— Leur visite m’a énormément perturbé. Ils m’ont dit quelque chose qui ne peut être vrai, et j’ai besoin de plus amples renseignements pour savoir de quoi il retourne. Je ne souhaite pas m’immiscer dans leur vie privée, mais il y a certainement des éléments relevant du domaine public – des bulletins scolaires peut-être, des noms d’employeurs, ou quelques éléments renvoyant à leurs familles…
— Yasunari nous a dit que vos demandes avaient toujours de nobles intentions. Je vais procéder à votre recherche. »
Le visage disparut l’espace d’un instant pour revenir presque aussitôt.
« C’est très étrange. Me serais-je trompé dans l’orthographe des noms ? » La voix épela les deux noms.
« Non, c’est tout à fait correct. Ils sont identiques à ceux d’hier.
— Je m’en souviens aussi. Ils habitent dans un appartement pas très loin de chez vous. Mais je n’arrive pas à les retrouver aujourd’hui. Et voilà qu’en vérifiant les appartements de cet immeuble, j’apprends que le leur est censé être inoccupé depuis un an. Aimaina, je suis perplexe. Comment deux personnes peuvent-elles exister un jour et disparaître le lendemain ? Aurais-je commis une erreur aujourd’hui ou hier ?
— Vous n’avez fait aucune erreur, cher assistant. C’était précisément l’information dont j’avais besoin. Je vous en prie, oubliez tout cela. Ce qui vous apparaît comme un mystère est en fait la réponse à mes questions. »
Ils se quittèrent après un échange de politesses.
Aimaina revint de l’atelier du jardin en passant sous les feuilles qui luttaient contre la chaleur écrasante. Mes ancêtres m’ont inondé de leur sagesse, comme la lumière du soleil baigne ces feuilles ; et la nuit dernière l’eau a coulé dans mon âme, faisant resurgir la sagesse qui est en moi comme la sève d’un arbre. Peter Wiggin et Si Wang-mu étaient des êtres de chair et de sang, débordants de mensonges, mais ils sont venus à moi pour me dire une vérité que j’avais besoin d’entendre. N’est-ce pas la méthode qu’utilisent nos ancêtres pour communiquer avec leurs descendants ? J’ai, d’une manière ou d’une autre, envoyé des vaisseaux armés de l’engin de guerre le plus terrible qui soit. J’ai fait ça alors que j’étais encore jeune ; les vaisseaux sont désormais presque à destination, et je suis vieux et incapable de les rappeler. Une planète est sur le point d’être détruite, le Congrès va se tourner vers les Nécessariens pour avoir leur soutien, ils le lui donneront, et il ne me restera alors plus qu’à me couvrir le visage de honte. Mes feuilles tomberont et je me retrouverai nu devant eux. C’est pour cela que je n’aurais jamais dû rester dans ce paradis tropical. J’ai oublié ce qu’était l’hiver. J’ai oublié la honte et la mort.
La parfaite simplicité – je croyais l’avoir atteinte. Mais au lieu de cela je n’ai fait qu’apporter le malheur.
Il resta assis dans le jardin pendant une heure, dessinant des caractères dans les petits gravillons du sentier, puis il les effaça et recommença. Il revint enfin devant l’ordinateur dans son abri de jardin et tapa le message qu’il avait rédigé mentalement :
Ender le Xénocide était un enfant ignorant que la guerre était réelle ; et pourtant, dans son jeu, il a pris la décision de détruire une planète habitée. Je suis adulte, et j’ai toujours su que le jeu était réel ; mais je ne savais pas que j’y participais. Ma responsabilité serait-elle plus importante ou moins importante que celle du Xénocide si une planète était détruite et une espèce exterminée ? Quel chemin me conduirait alors vers la simplicité ?
Son ami ne connaîtrait presque rien des circonstances qui motivaient son interrogation ; mais cela suffirait. Il étudierait la question. Et trouverait une réponse.
Un instant plus tard, un ansible de la planète Pacifica reçut son message. Sur le chemin, il avait déjà été lu par l’entité qui chevauchait tout le réseau ansible. Pour Jane, cependant, ce n’était pas tant le message qui importait mais son destinataire. Désormais, Peter et Wang-mu sauraient où poursuivre leur quête.
5
« Personne n’est rationnel »