Peut-être n’était-ce rien d’autre que la peur pour sa propre vie. La planète de la descolada devait être un monde incroyablement avancé sur le plan technologique pour être en mesure de créer une telle chose et l’envoyer d’une planète à une autre. Afin de créer un antivirus capable de contrer ce virus, la sœur de Miro, Ela, avait dû voyager Dehors, parce que la fabrication d’un tel antivirus dépassait les possibilités technologiques des humains. Miro allait devoir faire face aux créateurs de la descolada et leur parler afin de les convaincre de ne plus envoyer leurs sondes destructrices. C’était au-delà de ses capacités. Il ne pourrait jamais accomplir une telle mission. Il échouerait fatalement, et ce faisant, mettrait en péril toutes les espèces intelligentes. Sa crainte était justifiée.
« Que penses-tu de ces données ? demanda-t-il. Est-ce la planète que nous cherchons ?
— Probablement pas, répondit Val. Il s’agit d’une biosphère plutôt récente. Il n’y a pas d’animaux plus gros que des vers de terre. Aucun animal qui vole. Plusieurs espèces basiques en revanche. Mais pas de grande variété. Je n’ai pas l’impression qu’une sonde soit passée par là.
— Bien. Maintenant que nous connaissons le véritable but de notre mission, allons-nous perdre du temps à faire un rapport complet sur cette planète, ou poursuivons-nous notre chemin ? »
Le visage de Jane apparut de nouveau au-dessus de l’ordinateur de Miro.
« Assurons-nous que Val a raison, dit-elle. Ensuite nous poursuivrons. Il y a suffisamment de planètes colonisables, et le temps nous est compté. »
Novinha posa la main sur l’épaule d’Ender, il respirait difficilement, mais ce n’était pas son ronflement habituel. Le bruit venait de ses bronches, et non du fond de sa gorge ; comme si, après avoir longuement retenu sa respiration, il essayait d’avaler de grandes bouffées d’air pour retrouver son souffle, mais sans y parvenir, ses poumons n’arrivant pas à suivre. Il haletait.
« Andrew, réveille-toi. » Elle avait parlé d’un ton autoritaire. D’habitude un simple effleurement suffisait à le réveiller, pas cette fois ; il continuait de suffoquer, les yeux obstinément fermés.
Elle était déjà étonnée de le voir dormir. Ce n’était pas encore un vieillard. Pas au point de faire la sieste en fin de matinée. Et pourtant il était là, allongé dans la partie ombragée du terrain de croquet du monastère alors qu’elle était partie chercher un verre d’eau. Pour la première fois elle pensa qu’il n’était peut-être pas en train de faire la sieste, mais qu’il était sans doute tombé, ou avait eu un malaise. Mais le fait qu’il soit allongé sur l’herbe, à l’ombre, la main posée sur la poitrine, l’amena à penser qu’il avait peut-être délibérément choisi cet endroit pour se reposer. Quelque chose n’allait pas. Ce n’était pas un vieillard. Il n’était pas normal qu’il soit allongé là, à chercher laborieusement sa respiration.
« Ajuda me ! hurla-t-elle. Me ajuda por favor, venga agora ! » De manière inhabituelle, sa voix s’éleva jusqu’au cri, dans un appel frénétique qui accentua son angoisse. « Êle vai morrer ! Socorro ! » Il va mourir, voilà ce qu’elle s’entendait crier.
Au plus profond d’elle-même, une autre litanie montait : C’est moi qui l’ai amené ici, pour accomplir ces tâches difficiles. Il est aussi fragile que les autres hommes, son cœur est vulnérable, je l’ai fait venir ici à cause de ma quête égoïste de spiritualité, de rédemption, et au lieu de me déculpabiliser de la mort des hommes que j’ai aimés, je vais ajouter un autre nom à cette liste. J’ai tué Andrew comme j’ai tué Pipo et Libo, et comme j’aurais dû sauver par n’importe quel moyen Estevão et Miro. Il est en train de mourir, et une fois de plus c’est ma faute, toujours ma faute. Quoi que je fasse, j’apporte la mort, les gens que j’aime doivent mourir pour se libérer de moi. Mamãe, Papae, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? Pourquoi m’avoir marquée du sceau de la mort dès mon enfance ? Ceux que j’aime ne peuvent jamais rester en vie.
Tout ceci ne sert pas à grand-chose, se dit-elle, en s’obligeant à cesser cette litanie auto-accusatrice si familière. M’égarer dans ces sentiments irrationnels de culpabilité ne va pas aider Andrew.
À l’appel de ses cris, plusieurs hommes et femmes arrivèrent en courant du monastère, d’autres du jardin. En peu de temps, Ender fut amené à l’intérieur du bâtiment tandis que quelqu’un partait chercher un médecin. Certains restèrent avec Novinha, car ils connaissaient son passé et craignaient que la mort d’un autre être cher lui soit insupportable.
« Je ne voulais pas qu’il vienne, murmura-t-elle. Il n’était pas obligé de venir.
— Ce n’est pas d’être ici qui l’a rendu malade, dit celle qui la soutenait. Les gens tombent malades sans que la faute en incombe à qui que ce soit. Tout ira bien. Vous verrez. »
Novinha entendit ces paroles, mais au fond d’elle-même, elle n’arrivait pas à croire en elles. Elle savait qu’elle était entièrement responsable, que le mal tant redouté s’était échappé de la partie la plus sombre de son cœur pour frapper son entourage. Elle portait la bête dans son cœur, le croqueur de bonheur. Dieu lui-même souhaitait sa mort.
Non, ce n’est pas vrai, se dit-elle en silence. Dieu ne souhaite pas ma mort, pas de mes propres mains, jamais de mes propres mains. Ce n’est pas cela qui aiderait Andrew, ni les autres. Ça n’aiderait pas, ça blesserait seulement les autres. Ça n’aiderait pas, ça…
Novinha, psalmodiant silencieusement son mantra de survie, suivit le corps suffocant de son mari à l’intérieur du monastère, où, dans l’environnement sacré du lieu, elle se débarrasserait peut-être de toutes ces pulsions autodestructrices enfouies en elle. Je dois penser à lui désormais, pas à moi. Pas à moi. Pas à moi.
6
« La vie est une mission suicide »
Pacifica était aussi variée que n’importe quelle autre planète, avec des zones tempérées, des calottes polaires, des forêts tropicales, des déserts et des savanes, des steppes et des montagnes, des bois et des plages. Ce n’était pas une planète jeune. En plus de deux mille ans d’occupation humaine, toutes les zones où les humains pouvaient vivre confortablement avaient été occupées. Il y avait de grandes cités et de vastes prairies, des villages et des fermes dispersées ici et là, ainsi que des stations de recherche sur les sites les plus reculés, que ce soit en altitude ou au niveau de la mer, à l’extrême Nord ou à l’extrême Sud.
Mais le cœur de Pacifica avait toujours été constitué par les îles tropicales de l’océan appelé Pacifique, en souvenir du plus grand océan sur Terre. Les habitants de ces îles ne vivaient pas forcément selon un mode de vie traditionnel, mais le souvenir du temps passé était présent derrière chaque son et en filigrane de tout ce que l’on voyait. Ici, on buvait encore le kava sacré lors de cérémonies traditionnelles, on entretenait la mémoire des héros anciens, et les dieux parlaient toujours aux initiés, hommes et femmes. Et si l’on retournait ensuite à des huttes de paille équipées de réfrigérateurs et d’ordinateurs, quelle importance ? On ne refusait pas les cadeaux qu’offraient les dieux. L’astuce consistait à trouver un moyen d’accueillir certains aspects du modernisme sans nuire au mode de vie traditionnel.