— Tu veux donc attraper Ender quand il mourra ?
— Si nous y arrivons, et si nous pouvons le transférer dans un de ses autres corps, peut-être en saurons-nous davantage pour attraper cette Jane.
— Et si nous échouons ?
— Ender mourra. Jane mourra. Et nous mourrons aussi lorsque la Flotte sera là. Cela n’est pas très différent du parcours normal de toute autre vie, non ?
— Sauf dans la durée.
— Essayeras-tu de te joindre à nous ? Toi, Rooter et les autres arbres-pères ?
— Je ne vois pas ce que tu appelles un réseau, ni même en quoi c’est très différent de ce qui relie les arbres-pères. Tu sais sans doute que nous sommes liés aux arbres-mères. Elles ne peuvent pas parler, mais elles sont pleines de vie, et nous nous raccrochons à elles comme tes ouvrières à toi.
— Jouons à ce jeu, Humain. Laisse-moi te montrer comment faire. Dis-moi comment tu vois les choses, et j’essayerai de t’expliquer ce que je fais et où cela mène.
— Ne devrions-nous pas d’abord chercher Ender ? Au cas où il rendrait l’âme.
— Chaque chose en son temps. De plus, je ne suis pas sûre de pouvoir le retrouver s’il est inconscient.
— Pourquoi pas ? Tu lui as apporté des rêves un jour – il dormait bien à ce moment-là.
— Nous avions alors le pont.
— Peut-être que Jane nous écoute en ce moment même.
— Non. Je la sentirais si elle était connectée. Sa nature est trop proche de la mienne pour ne pas être reconnue. »
Plikt se tenait près du lit d’Ender car elle ne supportait pas d’être assise, ni de bouger, d’ailleurs. Il allait mourir sans dire un mot. Elle l’avait suivi, avait abandonné sa famille et son foyer pour être avec lui, et que lui avait-il dit ? Certes, il la laissait parfois le suivre comme son ombre ; certes, elle était l’observatrice muette de toutes ses conversations durant ces dernières semaines et ces derniers mois. Mais lorsqu’elle essayait de lui parler de choses plus personnelles, de souvenirs enfouis, de la signification de certains de ses actes, il se contentait de secouer la tête et de lui dire – gentiment, car c’était un homme profondément gentil, mais fermement, parce qu’il voulait éviter toute ambiguïté : « Plikt, je ne suis plus professeur. »
Mais si vous l’êtes, aurait-elle voulu dire. Vos livres perpétuent votre enseignement jusque dans des endroits où vous n’êtes jamais allé. La Reine, L’Hégémon, et bientôt La Vie d’Humain, qui prendra vraisemblablement sa place à leur côté. Comment pouvez-vous dire que vous avez terminé votre enseignement, alors qu’il y a tant de livres à écrire, d’autres morts à raconter ? Vous avez parlé de meurtriers et de saints, d’extraterrestres, et même rapporté la mort d’une cité entière détruite lors d’une éruption volcanique. Mais en racontant la vie des autres, que faisiez-vous de la vôtre, Andrew Wiggin ? Comment pourrai-je raconter votre mort si vous ne me l’avez jamais expliquée ?
Ou bien serait-ce là votre dernier secret – que vous ne connaissiez pas plus les gens dont vous racontiez la mort que je ne vous connais ? Vous m’obligerez à inventer, à deviner, à imaginer, à m’interroger – était-ce aussi ce que vous faisiez ? Ce qu’il faut faire ? Se fonder sur l’histoire la plus courante, la plus plausible, puis trouver une explication autre qui paraisse réaliste et soit suffisamment significative et modulable, et la raconter enfin – même s’il s’agit d’une fiction, aussi fantaisiste que l’histoire imaginée de tous ? Est-ce là ce que je dois dire en racontant la mort du Porte-Parole des Morts ? Son don n’était pas de découvrir la vérité, mais de l’inventer ; il ne cherchait pas, ne décortiquait pas, ne décryptait pas les vies des morts, il les inventait. Par conséquent j’invente la sienne. Sa sœur dit qu’il est mort parce qu’il avait voulu suivre sa femme par loyauté, dans la vie de paix et de solitude dont elle rêvait. Mais c’est la tranquillité de cette vie qui l’a tué, car son aiúa est passé dans le corps de son étrange descendance née de son esprit, et son vieux corps, malgré toutes les années qu’il lui restait à vivre, a été négligé parce qu’il n’avait pas de temps à lui consacrer pour le maintenir en vie.
Il ne voulait pas quitter sa femme, ni la laisser partir ; il s’est donc ennuyé à en mourir et a fini par la blesser davantage en restant avec elle.
Est-ce assez brutal, Ender ? Il a exterminé les reines de nombreuses planètes, ne gardant qu’une seule survivante de ce fier et ancien peuple. Est-ce que sauver votre dernière victime vous rachète du massacre des autres ? Il ne l’a pas fait exprès, telle est sa défense, mais ce qui est mort est mort, et quand la vie est brisée prématurément, l’aiúa se dit-il : « Ah, mais ce pauvre enfant qui m’a tué pensait que c’était un jeu, ma mort n’est donc pas si grave, elle pèse moins » ? Non, Ender lui-même aurait dit non, la mort pèse, et je porte ce poids sur mes épaules. Personne n’a autant de sang sur les mains que moi ; je parlerai donc avec une vérité sans concession de ceux qui ne sont pas morts innocemment, et je vous montrerai qu’eux aussi peuvent être compris. Mais il avait tort, ils ne peuvent être compris, parler pour les morts n’est efficace que parce qu’ils sont réduits au silence et donc incapables de reprendre nos erreurs. Ender est mort, et il ne peut pas me corriger, ainsi certains d’entre vous penseront que je ne me suis pas trompée, vous penserez que j’ai raconté la vérité sur lui, mais la vérité est que l’on ne connaît jamais vraiment son prochain ; du début à la fin d’une vie, il n’y a aucune vérité connue, seulement une histoire en laquelle nous voulons croire, celle qu’on nous affirme être vraie, celle dont on ne remet pas en cause la véracité ; et tous mentent.
Plikt était debout, s’entraînant désespérément à parler, désemparée devant le cercueil d’Ender. Sauf qu’il n’était pas dans un cercueil ; il était encore allongé sur son lit, un masque transparent lui apportait de l’oxygène et une solution glucidique coulait en perfusion dans ses veines, mais il n’était pas encore mort. Simplement silencieux.
« Un mot, dit-elle. Rien qu’un mot de vous. »
Les lèvres d’Ender remuèrent.
Plikt aurait dû aussitôt appeler les autres. Novinha, épuisée d’avoir trop pleuré, se trouvait juste derrière la porte. Ainsi que sa sœur, Valentine ; Ela, Ohaldo, Grego, Quara, ses enfants adoptifs ; et tous les autres, ceux qui entraient et sortaient de la salle d’accueil, espérant le voir, l’entendre, lui toucher la main. Si seulement ils pouvaient envoyer un message aux autres planètes, ils pleureraient tous sa mort, tous ceux qui se rappelaient les paroles qu’il avait prononcées lors de ses séjours sur toutes ces planètes durant trois mille ans. S’ils pouvaient hurler sa véritable identité – le Porte-Parole des Morts, auteur des deux – non, des trois – grands livres de Paroles ; Ender Wiggin, le Xénocide, deux individus dans le même corps fragile – ah, quelle onde de choc se propagerait dans l’univers humain !
Elle se propagerait, prendrait de l’ampleur, puis se réduirait pour finalement disparaître. Comme n’importe quelle vague. Comme n’importe quelle onde de choc. Une note dans les livres d’histoire. Quelques biographies. Puis des biographies révisionnistes quelques générations plus tard. Une entrée dans les encyclopédies. Quelques notes à la fin des traductions de ses livres. C’est ainsi que toutes les grandes vies finissent par se figer dans le temps.
Ses lèvres remuèrent.
« Peter », murmura-t-il.
Puis il se tut.
Était-ce un présage ? Il respirait encore, les appareils n’avaient pas bougé, son cœur battait. Mais il avait appelé Peter. Voulait-il dire par là qu’il voulait vivre la vie de son fils spirituel, le jeune Peter ? Ou bien voulait-il, dans son délire, parler à son frère l’Hégémon ? Ou encore, en remontant plus haut, à l’enfant qu’avait été son frère ? Peter, attends-moi. Peter, ai-je bien fait ? Peter, ne me fais pas de mal. Peter, je te déteste. Peter, je suis prêt à tuer ou à mourir pour te voir sourire ne serait-ce qu’une seule fois. Quel était son message ? Qu’est-ce que Plikt pourrait dire sur ce simple mot ?