Elle fit le tour du lit pour aller ouvrir la porte. « Excusez-moi, dit-elle devant une pièce pleine de gens qui l’avaient rarement entendue parler, voire, pour certains, jamais entendue prononcer le moindre mot. Il a parlé avant que j’aie le temps de vous prévenir. Mais il risque de se remettre à parler.
— Qu’a-t-il dit ? demanda Novinha en se relevant.
— Un seul nom. Il a dit « Peter ».
— Il appelle l’abomination ramenée de l’espace, et pas moi ! » s’exclama Novinha. Mais c’étaient les drogues que lui avaient données les docteurs qui parlaient, qui pleuraient pour elles.
« Je crois qu’il appelle notre frère disparu, dit Valentine. Novinha, tu veux aller dans sa chambre ?
— Pour quoi faire ? Il ne m’a pas appelée, c’est lui qu’il a appelé.
— Il n’est pas conscient, intervint Plikt.
— Tu vois, Mère ? dit Ela. Il n’appelle personne, il ne fait que parler dans ses rêves. Mais il a parlé, il a dit quelque chose, c’est encourageant, non ? »
Novinha refusa pourtant d’aller dans la chambre.
Valentine, Plikt et quatre de ses enfants se retrouvèrent autour du lit lorsqu’il ouvrit les yeux.
« Novinha ? dit-il.
— Elle pleure dehors, dit Valentine. Je crains qu’elle ne soit complètement assommée par les drogues.
— Ce n’est pas grave. Que s’est-il passé ? Je crois comprendre que je suis malade.
— Plus ou moins, dit Ela. Selon nous, « inattentif » serait le terme le plus approprié.
— Tu veux dire que j’ai eu un accident ?
— Je pense que tu t’occupes un peu trop de ce qui se passe sur d’autres planètes, et que ton corps se retrouve maintenant au bord de l’autodestruction. J’ai vu dans le microscope tes cellules essayant laborieusement de reconstruire les failles de ton système biologique. Tu meurs par petits bouts, et le reste du corps suit.
— Désolé de vous causer autant de problèmes. »
L’espace d’un instant, ils crurent à un début de guérison. Mais après avoir prononcé ces mots, Ender ferma les yeux et retrouva son état léthargique ; les instruments affichaient les mêmes données qu’avant son réveil.
Merveilleux, se dit Plikt. Je l’ai supplié pour qu’il me parle, il le fait, et j’en sais moins qu’avant. Nous avons passé le peu de temps qu’il était conscient à l’informer de sa situation, au lieu de lui poser les questions que nous n’aurons peut-être jamais l’occasion de lui reposer. Pourquoi sommes-nous toujours tellement désemparés face à la mort ?
Mais elle demeura là, regardant les autres baisser les bras et quitter la chambre seuls ou en groupe. Valentine, la dernière à partir, vint vers elle et lui posa la main sur le bras. « Plikt, tu ne peux pas rester ici indéfiniment.
— Je peux rester ici aussi longtemps que lui. »
Valentine la regarda droit dans les yeux et comprit qu’il était inutile d’essayer de la convaincre. Elle quitta la chambre, et Plikt se retrouva de nouveau seule avec le corps fatigué de celui dont la vie était le centre même de sa propre vie.
Miro ne savait pas s’il devait se réjouir ou se méfier du changement de comportement de Val depuis qu’ils connaissaient le véritable but de leur mission. Alors qu’elle avait l’habitude de parler d’une voix douce, presque timide, elle ne pouvait désormais s’empêcher d’interrompre Miro à tout bout de champ. Dès qu’elle pensait avoir compris une question, elle y répondait – et s’il lui faisait remarquer qu’il voulait dire autre chose, elle lui répondait avant même qu’il termine l’explication. Miro savait bien qu’il se montrait un peu trop susceptible – il avait eu pendant longtemps du mal à s’exprimer, les gens lui coupaient systématiquement la parole, et il s’en offensait chaque fois que cela se produisait. Mais il n’y voyait pas là une forme de malice. Val était simplement… éveillée. Elle était constamment alerte – et ne semblait jamais se reposer, du moins Miro ne la voyait-il jamais dormir. Elle ne voulait d’ailleurs plus rentrer sur Lusitania entre chaque mission. « Le temps nous est compté, disait-elle. Ils peuvent envoyer le signal de fermeture du réseau ansible à n’importe quel moment. Nous n’avons pas de temps à perdre en repos inutile. »
Miro aurait voulu répondre : « Définis-moi le mot « inutile ». » il avait certainement besoin de plus de repos qu’il ne pouvait en prendre, mais lorsqu’il en faisait part à Val, elle balayait l’idée d’un geste de la main et ajoutait : « Dors, si tu veux, je prends le relais. » Et il s’accordait une sieste pour découvrir à son réveil qu’elle et Jane avaient éliminé trois autres planètes – dont deux présentaient toutefois des signes distinctifs de destruction par la descolada un millier d’années plus tôt. « Nous nous rapprochons du but », disait Val. Puis elle se lançait dans une énumération de données jusqu’à ce qu’elle s’interrompe – il y avait d’ailleurs un côté très démocratique dans cette façon de se couper elle-même la parole – pour s’occuper dans la foulée de nouvelles données provenant d’une autre planète.
Au bout de seulement une journée de cette routine, Miro avait pratiquement cessé de lui parler. Val était si concentrée sur son travail qu’elle ne parlait que de cela ; et Miro n’avait pas grand-chose à dire à ce sujet, sinon épisodiquement pour faire passer des informations que Jane lui adressait directement au lieu de passer par les ordinateurs de bord. Son mutisme quasi total lui laissait toutefois le temps de cogiter. C’est ce que j’avais demandé à Ender, s’avisa-t-il. Mais Ender ne pouvait pas faire ça volontairement. Son aiúa agit en fonction de ses besoins réels et de ses envies, et non en fonction de raisonnements conscients. Il ne pouvait donc pas consacrer son attention à Val ; mais le travail de la jeune femme pouvait devenir suffisamment intéressant pour qu’il ne puisse se concentrer sur autre chose.
Miro se posa la question : quelle part de tout cela Jane avait-elle anticipée ?
Parce qu’il ne pouvait guère en parler ouvertement avec Val, il s’adressa à Jane en subvocalisant ses questions. « Nous as-tu révélé le véritable but de notre mission pour qu’Ender s’intéresse à Val ? Ou bien nous l’avais-tu caché jusqu’à ce jour pour qu’il n’en fasse rien ?
— Je ne raisonne pas ainsi. J’ai d’autres soucis en tête.
— Mais cela t’arrange, non ? Le corps de Val ne risque plus d’être détruit.
— Ne sois pas stupide, Miro. Tu deviens antipathique quand tu es comme ça.
— Je suis toujours antipathique quoi qu’il arrive, répondit-il en sourdine, mais d’un ton enjoué. Tu ne pourrais pas prendre son corps si c’était un tas de cendres.
— Je ne peux pas le faire non plus tant qu’Ender est entièrement absorbé par ce qu’elle fait.
— Est-il entièrement absorbé ?
— De toute évidence. Son corps est lui-même en train de dépérir à cause de cela. Et plus rapidement que ne le faisait celui de Val. »
Il fallut quelques instants à Miro pour comprendre. « Tu veux dire qu’il est en train de mourir ?
— Je veux dire que pour l’instant, Val est plus vivante que lui.
— Tu n’aimes plus Ender ? Ça ne te touche pas ?
— Si Ender ne se soucie plus de sa propre vie, pourquoi m’en soucierais-je ? Nous faisons tous les deux de notre mieux pour essayer de résoudre une situation critique. C’est en train de me tuer, c’est en train de le tuer. Cela t’a presque tué, et si nous échouons, beaucoup d’autres gens mourront aussi.