— Tu as un cœur de pierre.
— Je ne suis qu’une série de blips perdus dans les étoiles, voilà ce que je suis.
— Merda de bode. Mais à quoi riment ces sautes d’humeur ?
— Je n’ai pas d’émotions. Je ne suis qu’un programme informatique.
— Nous savons tous que tu possèdes un aiúa. Une âme, si tu préfères, comme tout le monde.
— Les gens qui ont une âme ne peuvent être « éteints » par la déconnection de quelques machines.
— Allons, il leur faudra débrancher des milliards d’ordinateurs et des milliers d’ansibles à la fois pour se débarrasser de toi. Je trouve cela plutôt impressionnant. Une seule balle suffirait à me tuer. Une clôture électrique un peu haute a presque suffi à le faire.
— J’espérais sans doute finir mes jours dans un grand plouf, ou une odeur de grillé, enfin quelque chose dans le genre. Si seulement j’avais un cœur. Tu ne connais sans doute pas la chanson du Magicien d’Oz.
— Nous avons grandi en regardant les grands classiques. Cela a aidé à faire passer pas mal de choses déplaisantes à la maison. Tu as l’esprit et la volonté, je pense que tu as aussi un cœur.
— Mais je n’ai pas les souliers en rubis. Je sais qu’on n’est jamais aussi bien qu’à la maison, mais je ne peux pas y retourner.
— Parce que Ender utilise encore le corps de Val ?
— Je ne suis pas aussi empressée de prendre possession de ce corps que tu veux bien le croire. Celui de Peter ferait aussi bien l’affaire. Même celui d’Ender, du moment qu’il ne s’en sert pas. Je ne suis pas forcément de sexe féminin. C’était uniquement un choix de ma part pour me rapprocher d’Ender, puisqu’il avait du mal à se rapprocher des hommes. Mais le dilemme persiste : si Ender abandonne un de ces corps pour moi, je ne sais pas comment m’y introduire. Tout comme toi, je ne sais pas où se trouve mon aiúa. Peux-tu transférer ton aiúa où bon te semble ? Où se trouve-t-il maintenant ?
— Mais la Reine est en train d’essayer de te retrouver. Elle peut le faire – c’est son peuple qui t’a créée.
— Oui, elle, ses filles et les arbres-pères sont en train de mettre en place un réseau, mais cela n’a jamais été tenté auparavant – d’attraper quelque chose de vivant pour le diriger vers un corps déjà occupé par un aiúa. Cela ne marchera pas, je vais mourir, mais que je sois damnée si je laisse courir les salauds qui ont fabriqué la descolada, si je les laisse exterminer toutes les autres espèces intelligentes après ma mort. Les humains me débrancheront, certes, en se disant que je ne suis qu’un programme informatique incontrôlable, mais je n’ai pas envie pour autant de voir quelqu’un faire la même chose avec la race humaine. Ni avec les reines. Ni avec les pequeninos. Si nous voulons les arrêter, nous devons le faire avant que je meure. Ou, dans le pire des cas, je dois vous emmener là-bas, Val et toi, pour que vous puissiez agir sans moi.
— Si nous sommes encore là-bas quand tu mourras, nous ne pourrons jamais rentrer.
— Difficile à admettre, hein ?
— Ainsi il s’agit d’une mission suicide.
— La vie est une mission suicide, Miro. Tu peux te reporter à n’importe quel cours de philosophie élémentaire. Tu passes ta vie à consommer ton carburant, et en bout de course, couic, c’est la mort qui t’attend.
— On dirait Mère qui parle maintenant.
— Non. Je prends la chose avec bonne humeur. Ta mère a toujours vu son destin comme une tragédie. »
Miro cherchait une repartie, mais Val interrompit la conversation.
« Je déteste ça ! cria-t-elle.
— Quoi donc ? » Miro se demandait ce qu’elle avait dit avant d’exploser ainsi.
« Que tu me mettes sur la touche pendant que tu parles avec elle.
— Avec Jane ? Mais je parle tout le temps avec elle.
— Oui, mais avant tu m’écoutais de temps en temps.
— Toi aussi, avant tu m’écoutais, Val, mais apparemment ça a bien changé. »
Val bondit de son fauteuil et fonça sur lui d’un air menaçant. « Ah c’est comme ça ? Tu aimais la femme muette, timide, celle qui te laissait toujours dominer la conversation. Mais maintenant que je suis enthousiaste, maintenant que je me sens vraiment moi-même, je ne suis plus la femme que tu voulais, je me trompe ?
— Là n’est pas la question. Entre une femme qui se tient tranquille et…
— Non, bien sûr, jamais Monsieur n’admettra être aussi rétrograde ! Non, Monsieur se veut d’une vertu parfaite et… »
Miro bondit à son tour – ce qui n’était pas chose facile, Val étant si proche de lui – et lui hurla au visage. « La question est de pouvoir terminer mes phrases de temps en temps !
— Et combien de mes phrases as-tu…
— C’est ça, retourne l’argument…
— Tu voulais me déposséder de ma propre vie pour la redonner à quelqu’un d’autre qui…
— Ah, c’est donc de ça qu’il s’agit ? Eh bien, rassure-toi, Val, Jane a dit…
— Jane a dit, Jane a dit ! Tu m’as dit que tu m’aimais, mais aucune femme ne peut rivaliser avec une salope qui est toujours là, pendue à ton oreille, à chacun des mots que tu prononces et…
— Maintenant, on dirait ma mère ! Nossa Senhora, je ne sais pas pourquoi Ender l’a suivie au monastère, elle n’arrêtait pas de se plaindre qu’il aimait Jane plus qu’elle…
— Eh bien, au moins, il a essayé d’aimer autre chose qu’un agenda électronique surdoué ! »
Ils étaient face à face – ou presque, puisque Miro, bien que légèrement plus grand, avait les genoux pliés, n’ayant pu se relever complètement de son fauteuil en raison de la proximité de Val – et là, comme il sentait son souffle sur son visage, la chaleur de son corps à quelques centimètres du sien, il se dit : c’est le moment où…
Puis il formula à haute voix sa pensée inachevée. « C’est le moment dans les vidéos où les deux amants qui se déchiraient quelques minutes plus tôt se regardent dans les yeux puis s’enlacent en riant de leurs réactions et s’embrassent.
— Ouais, eh bien, ça c’est du cinéma. Touche-moi et je te ferai remonter les testicules si haut qu’il te faudra une opération à cœur ouvert pour les récupérer. »
Elle fit demi-tour et retourna à son pupitre.
Miro reprit lui aussi sa place et dit – à voix haute cette fois, mais suffisamment distinctement pour que Val comprenne qu’il ne s’adressait pas à elle : « Bien, Jane, où en étions-nous avant cet ouragan ? »
La réponse de Jane arriva lentement ; Miro reconnut là le maniérisme d’Ender lorsqu’il se montrait subtilement ironique. « Tu comprends maintenant pourquoi je risque d’avoir du mal à utiliser quelque partie que ce soit de son corps.
— Oui, je rencontre le même problème », dit Miro à voix basse, avant de lâcher un gloussement qui allait certainement exaspérer Val. À la façon dont elle se raidit sur son fauteuil, sans rien dire, il comprit que cela avait fonctionné.
« J’aimerais mieux que vous ne vous disputiez pas, dit Jane d’un ton apaisant. Et vous voir travailler ensemble. Parce que vous risquez d’avoir à le faire sans moi par la suite.
— En ce qui me concerne, dit Miro, il semblerait que c’est sans moi que Val et toi avez travaillé jusqu’à présent.
— Val s’est occupée de tout parce que en ce moment elle est tellement pleine de… de ce dont elle est pleine, quoi que ce puisse être.
— Cela a pour nom : Ender », dit Miro.