Val fit pivoter son fauteuil pour lui faire face. « Ça ne te pose pas de problème quant à ta propre identité sexuelle, sans parler de ta santé mentale, de savoir que les deux femmes que tu aimes sont, respectivement, une femme virtuelle n’existant de façon transitoire que dans le réseau ansible informatique, et une femme dont l’âme est celle d’un homme qui se trouve être le mari de ta mère ?
— Ender est en train de mourir. À moins que tu ne sois déjà au courant ?
— Jane a dit qu’il semblait inattentif.
— Il est en train de mourir, répéta Miro.
— Je pense que cela en dit beaucoup sur la nature de l’homme. Qu’Ender et toi puissiez prétendre aimer une femme de chair et de sang, sans être capable de pouvoir lui accorder la moindre attention.
— Eh bien, tu as toute mon attention, Val. Quant à Ender, s’il ne s’est pas occupé de Mère, c’est parce qu’il a reporté son attention sur toi.
— Tu veux dire sur ma tâche. Celle qui nous occupe en ce moment même. Pas sur moi en particulier.
— Eh bien, c’est cette même tâche qui t’absorbait avant que tu ne fasses une pause pour me reprocher de trop parler à Jane et de ne pas t’écouter.
— C’est exact. Tu crois que je ne me rends pas compte de ce qui m’arrive ces jours-ci ? Brusquement, je ne peux plus m’empêcher de parler à tout bout de champ, je suis tellement tendue que je n’arrive plus à dormir, je… Ender était censé être ma véritable volonté, mais jusqu’à présent il m’avait laissée tranquille et tout se passait bien. Maintenant, ce qu’il est en train de faire me fait peur. Tu ne vois pas que j’ai peur ? C’est trop dur. Je ne peux pas le supporter. Je ne peux pas contenir autant d’énergie en moi.
— Alors parle-m’en au lieu de me hurler après.
— Mais tu ne m’écoutes pas. J’ai essayé, mais tu parles à Jane en m’ignorant complètement.
— Parce que j’en avais assez d’entendre tes énumérations de données et d’analyses que je pouvais aussi bien obtenir d’un ordinateur. Comment pouvais-je deviner que tu cesserais ton monologue pour me parler enfin de quelque chose d’humain ?
— Tout ce qui arrive en ce moment me dépasse complètement. Je n’ai aucune expérience en la matière. Au cas où tu l’aurais oublié, je ne vis pas depuis bien longtemps. Mes connaissances sont limitées. Beaucoup de choses me sont encore inconnues. Je ne sais pas pourquoi je me soucie autant de toi, par exemple. C’est pourtant toi qui essayes de me faire remplacer dans ce corps. Toi qui fais la sourde oreille à mon égard ou m’écrases de ta supériorité. Ce que je ne peux pas accepter, Miro. Pour l’instant ce dont j’ai vraiment besoin, c’est d’un ami.
— Moi aussi.
— Mais je ne sais pas comment m’y prendre.
— Moi, en revanche, je le sais parfaitement. Mais la seule fois où cela s’est produit, je suis tombé amoureux d’une femme qui s’est avérée être ma demi-sœur, car son père avait été l’amant secret de ma mère. L’homme que je croyais être mon père était en fait stérile, parce qu’il mourait d’une maladie qui le rongeait de l’intérieur. Tu peux donc comprendre pourquoi je me montre un peu hésitant.
— Valentine était ton amie, et elle le reste toujours.
— C’est vrai, oui, je l’avais oublié. J’ai eu deux amies.
— Et il y a Ender.
— Trois, donc. Et ma sœur Ela, ce qui fait quatre. Humain était aussi mon ami, ce qui fait cinq en tout.
— Tu vois ? Je crois que cela te rend suffisamment compétent pour m’enseigner comment on devient ami.
— Pour devenir ami, déclara Miro, se faisant l’écho de ce que disait sa mère, il faut se comporter en ami.
— J’ai peur, Miro.
— Peur de quoi ?
— De ce que nous cherchons, de ce que nous allons trouver. De ce qui va m’arriver si Ender meurt. Ou si Jane devient mon… feu intérieur, et moi sa marionnette. Ou de ce que je ressentirais si tu ne m’aimais plus.
— Et si je te promettais de t’aimer quoi qu’il arrive ?
— Tu ne peux pas faire une telle promesse.
— Très bien. Si je me réveille un jour et que je te surprenne à vouloir m’étrangler ou m’étouffer, je ne t’aimerai plus.
— Et si je cherche à te noyer ?
— Impossible, je ne pourrai pas garder les yeux ouverts sous l’eau et donc savoir que c’est toi. »
Ils s’esclaffèrent tous les deux.
« Dans les vidéos, c’est là que le héros et l’héroïne éclatent de rire et se prennent dans les bras. »
La voix de Jane jaillit soudain de leurs ordinateurs respectifs, brisant leur élan. « Désolée d’interrompre cet instant si émouvant, mais nous arrivons en vue d’une nouvelle planète et j’ai repéré des messages électromagnétiques transitant entre la surface et des satellites artificiels. »
Ils retournèrent immédiatement à leurs ordinateurs pour étudier les données que Jane leur communiquait.
« Pas besoin d’un examen approfondi pour voir que ce monde regorge de technologie, dit Val. Si ce n’est pas la planète de la descolada, je parie qu’ils savent où elle se trouve.
— Ce qui m’inquiète, c’est de savoir s’ils nous ont repérés et ; si oui, ce qu’ils ont l’intention de faire. S’ils ont de quoi envoyer des engins dans l’espace, ils risquent d’avoir de quoi abattre ceux qui en viennent.
— J’essaye de repérer d’éventuels objets qui se dirigeraient vers nous, dit Jane.
— Voyons si certaines de ces ondes RM ressemblent à un quelconque langage, dit Val.
— Ce sont des listes de données, dit Jane. Je suis en train de les analyser pour voir si elles suivent un schéma binaire. Mais comme vous le savez, le décryptage d’un langage informatique demande trois ou quatre niveaux de décodage au lieu des deux habituels, et ce n’est pas facile.
— Je croyais que les systèmes binaires étaient plus faciles à décoder que des langues parlées, dit Miro.
— C’est vrai quand il s’agit de programmes et de données numériques. Mais lorsqu’il s’agit de visuels digitalisés ? Quelle peut être la longueur d’une ligne d’affichage cathodique ? Quelle partie de l’information est essentielle ? Combien de données sont des correcteurs d’erreurs ? Jusqu’à quel point s’agit-il d’une transcription binaire de langue parlée ? Et y a-t-il un autre système de cryptage pour éviter une interception ? Je n’ai aucune idée du type de machine pouvant fabriquer ce code ni de celle qui le reçoit. Et comme j’utilise toutes mes capacités pour résoudre le problème, j’ai de sérieuses difficultés, sauf que là… »
Un schéma apparut sur l’écran.
« Je crois qu’il s’agit d’une représentation de molécule génétique.
— Une molécule génétique ?
— Se rapprochant sensiblement de la descolada, précisa Jane. C’est-à-dire dans sa façon de se distinguer des molécules génétiques que l’on trouve sur Terre, et de celles que l’on trouvait à l’origine sur Lusitania. Ça vous paraît plausible ? »
Une masse de chiffres étincelèrent au-dessus de leur terminal. Pour se rematérialiser aussitôt en notation hexadécimale. Puis en image cathodique s’apparentant plus à une interférence statique qu’à quelque chose de cohérent.
« On numérise mal de cette manière. Mais comme instructions vectorielles, je ne trouve que des schémas de ce type. »
Des images de molécules génétiques s’affichaient désormais les unes après les autres.
« Pourquoi irait-on transmettre des informations génétiques ? demanda Val.
— Peut-être est-ce là une forme de langage, se hasarda Miro.
— Mais qui pourrait lire un tel langage ? continua Val.
— Peut-être le genre de personnes capables de fabriquer la descolada, dit Miro.