— Tu veux dire qu’ils communiquent en manipulant des gènes ? demanda Val.
— Peut-être arrivent-ils à sentir ces gènes, dit Miro. Mais en articulant le tout de manière extraordinaire. Avec des subtilités et des nuances de sens. Lorsqu’ils ont envoyé des colons dans l’espace, ils ont dû trouver ce moyen de communiquer : en leur adressant des images à partir desquelles ils pouvaient reconstruire le message et… heu, le sentir.
— C’est bien l’explication la plus farfelue que j’aie jamais entendue, dit Val.
— Eh bien, comme tu l’as dit toi-même, tu ne vis pas depuis très longtemps. Il y a beaucoup d’explications farfelues en ce bas monde, et je doute d’avoir touché le gros lot avec celle-ci.
— Il s’agit probablement d’une expérience à laquelle ils se livrent, émit Val. Ils envoient des données pour les récupérer ensuite. Toutes les communications ne représentent pas des schémas similaires, n’est-ce pas Jane ?
— Non, bien sûr, pardonnez-moi si je vous ai donné cette impression. Il s’agissait simplement d’une série de données que j’ai pu décoder afin de leur donner un sens. Il y a aussi ce truc qui me paraît plus analogique que digital, et si je le transforme en sons comme ceci… »
L’ordinateur se mit à cracher des sons statiques aigus.
« Ou encore, si je les transforme en rayons lumineux comme cela, voilà ce que ça donne. »
L’ordinateur envoya de vives lumières qui clignotaient sans ordre logique apparent.
« Qui peut dire à quoi ressemble une langue extraterrestre ? dit Jane.
— À mon avis, ça ne va pas être du gâteau, dit Miro.
— Il faut reconnaître qu’ils ont quelques solides connaissances en mathématiques, observa Jane. La partie mathématiques est relativement facile à cerner, et certains éléments m’indiquent qu’ils travaillent à un très haut niveau.
— Une petite question, Jane. Si tu n’étais pas là pour nous aider, combien de temps cela nous prendrait-il pour analyser les données et obtenir les mêmes résultats ? En utilisant uniquement les ordinateurs de bord.
— Eh bien, en les programmant pour chaque…
— Non, non, partons du principe qu’ils sont déjà programmés.
— Un peu plus de sept générations à l’échelle humaine, répondit Jane.
— Sept générations ?
— Et encore, il ne s’agirait pas de se lancer là-dedans avec seulement deux personnes non formées et deux ordinateurs dépourvus des logiciels adéquats. En mettant à l’œuvre des centaines de personnes, cela ne prendrait alors que quelques années.
— Et tu t’imagines que l’on va pouvoir continuer ce travail quand on t’aura débranchée ?
— J’espère avoir terminé avant qu’on ne me grille. Alors taisez-vous et laissez-moi me concentrer un instant. »
Grace Drinker était trop occupée pour recevoir Wang-mu et Peter. En fait, elle les vit alors qu’elle flânait d’une pièce à l’autre de sa maison tout en rondins et en nattes. Elle les salua même de la main. Mais son fils continua de leur expliquer qu’elle n’était pas là pour l’instant, qu’elle serait là plus tard, et que s’ils voulaient bien l’attendre, autant le faire en acceptant de dîner avec la famille. Il était difficile de prendre la mouche quand le mensonge était si flagrant et l’hospitalité si généreuse.
Le dîner apporta une réponse à la question de savoir pourquoi les Samoans étaient aussi imposants à tous points de vue. Il leur fallait être grands parce que, plus petits, ils auraient tout simplement explosé à la fin de leurs repas. Comment supporter autrement de telles agapes ? Les fruits, les poissons, le taro, les patates douces, et encore du poisson, et des fruits… Peter et Wang-mu pensaient être bien nourris à l’hôtel, mais en cet instant, le chef cuistot de l’hôtel leur semblait n’être qu’un marmiton de second rang comparé à ce qui se passait chez Grace Drinker.
Elle était mariée à un homme d’un appétit et d’une joie de vivre hors du commun, qui riait dès qu’il cessait de mâcher ou de parler, et parfois même pendant, il semblait prendre un réel plaisir à raconter à ces visiteurs papalagi ce que signifiaient certains mots. « Le nom de ma femme, voyez-vous, veut dire « Protectrice des Ivrognes ».
— C’est faux, dit son fils. Ça signifie : « Celle qui remet les choses en place ».
— Pour boire ! cria le père.
— Le nom de famille n’a rien à voir avec le prénom. » Le fils s’énervait. « Il n’y a pas forcément de sens caché dans tout.
— On met facilement les enfants mal à l’aise, dit le père. Ils ont honte. Ils veulent toujours garder la tête haute. L’île sainte, son véritable nom est ’Ata Atua, ce qui veut dire « Ris, Dieu ! ».
— Il faudrait alors prononcer ’Atatua au lieu de ’Atatua, corrigea le fils. « L’Ombre du Dieu », voilà ce que ce nom signifie vraiment, s’il doit signifier autre chose que l’île sainte.
— Mon fils prend tout au pied de la lettre, dit le père. Toujours trop sérieux. Il n’entendrait pas une blague même si Dieu la lui hurlait dans les oreilles.
— C’est toi qui me les hurles aux oreilles, père, dit le fils en souriant. Comment pourrais-je entendre celle de Dieu ? »
Pour la première fois le père ne rit pas. « Mon fils est hermétique à la plaisanterie. Il croyait faire de l’humour. »
Wang-mu regarda Peter s’esclaffer comme s’il comprenait en quoi ces gens étaient si drôles. Elle se demanda s’il avait remarqué qu’aucun de ces hommes ne s’était présenté autrement qu’à travers leur lien avec Grace Drinker. N’avaient-ils pas de noms ?
Peu importe, la nourriture est bonne, et même si tu ne comprends pas l’humour samoan, leur bonne humeur et leur joie de vivre sont si contagieuses qu’il est impossible de ne pas se sentir heureux et à l’aise en leur compagnie.
« Tu penses qu’il y en aura assez ? » demanda le père, alors que sa fille apportait le dernier poisson, une énorme bête à chair rose présentée sous une croûte brillante – Wang-mu pensa d’abord qu’il s’agissait de sucre glace, mais qui préparerait du poisson ainsi ?
Ses fils répondirent au père comme s’il s’agissait d’un rituel familial : « Ua Lava ! »
Était-ce le nom du courant philosophique ? Ou simplement de l’argot samoan signifiant « c’est assez » ? Ou les deux ?
Ce ne fut qu’au moment où le dernier poisson était presque terminé que Grace Drinker entra, sans s’excuser de ne pas leur avoir adressé la parole lorsqu’elle les avait croisés deux heures plus tôt. Une brise marine rafraîchissait la pièce aux murs ouverts, et dehors, une pluie fine tombait par intermittence alors que le soleil essayait sans succès de plonger dans l’océan à l’ouest. Grace s’assit à table, juste entre Peter et Wang-mu, qui ne pensaient pas qu’une autre personne puisse se mettre entre eux, surtout quelqu’un de l’envergure de Grace. Mais d’une façon ou d’une autre, elle trouva l’espace nécessaire, et lorsque c’en fut fini des salutations, elle réussit là où sa famille avait échoué : elle termina le dernier plat en se léchant les doigts puis éclata d’un rire aussi hystérique que celui de son mari chaque fois qu’il racontait une blague.
Puis, de manière très soudaine. Grace se pencha vers Wang-mu et lui dit très sérieusement : « Très bien, petite Chinoise, à quel jeu jouez-vous ?
— Comment cela, quel jeu je joue ?
— Vous voulez que j’essaye de tirer les vers du nez du garçon blanc ? Ils sont conditionnés à mentir, vous savez ? Quand vous êtes blanc, on ne vous laisse pas arriver à l’âge adulte sans que vous ayez maîtrisé l’art de dire ceci tout en ayant l’intention de faire cela. »