Peter était abasourdi.
Brusquement, la famille tout entière éclata de rire. « Quelle façon de recevoir nos hôtes ! hurla le mari de Grace. Vous avez vu leurs visages ? ils ont bien cru qu’elle était sérieuse !
— Mais j’étais sérieuse, dit Grace. Vous aviez tous les deux l’intention de me mentir. Alors comme ça, vous êtes arrivés hier ? De Moscou ? »
Elle se mit à parler dans un russe très convaincant, sans doute le dialecte parlé sur Moscou.
Wang-mu ne savait pas quoi lui répondre. Mais elle n’eut pas à le faire. Peter pouvait compter sur l’aide de Jane, et ce fut lui qui lui répondit. « J’espère apprendre le samoan pendant que je serai en poste sur Pacifica. Je n’y arriverai pas si nous bavardons en russe, mais vous pouvez toujours essayer de me piquer au vif en me rappelant les propensions amoureuses de mes concitoyens ou leur manque de beauté. »
Grace s’esclaffa. « Vous voyez, petite Chinoise ? Mensonges, mensonges, toujours des mensonges. Et de manière si condescendante. Mais bien sûr, il a cette pierre à l’oreille qui l’aide. Dites-moi la vérité, vous ne parlez pas le moindre mot de russe. »
Peter arbora un air sombre, presque nauséeux. Wang-mu abrégea ses souffrances – au risque de le rendre furieux.
« C’est un mensonge, bien évidemment. La vérité est tout simplement impossible à croire.
— Mais la vérité est la seule chose en laquelle il faut croire, non ? demanda un des fils de Grace.
— Si vous pouvez la connaître, répondit Wang-mu. Mais si vous n’y croyez pas, il faut bien que quelqu’un trouve un mensonge plausible, non ?
— Je peux imaginer ma propre version des choses, dit Grace. Avant-hier, un jeune Blanc et une jeune Chinoise ont rendu visite à mon ami Aimaina Hikari sur une planète se trouvant à une vingtaine d’années d’ici. Ce qu’ils lui ont dit l’a complètement déstabilisé. Aujourd’hui, un jeune Blanc et une jeune Chinoise viennent me raconter des mensonges, différents certes, mais des mensonges énormes, et ces deux-là viennent me voir pour essayer d’obtenir mon aide, ma permission ou des conseils pour rencontrer Malu…
— Malu signifie « être calme », intervint le mari de Grace, jovial.
— Tu es toujours avec nous ? demanda Grace. Tu n’avais pas faim ? Tu n’as pas assez mangé ?
— Je suis gavé, mais fasciné. Allez, démasque-les !
— Je veux savoir qui vous êtes et comment vous êtes arrivés ici, reprit Grace.
— Ça va être très difficile à expliquer, dit Peter.
— Nous avons tout le temps devant nous. Un temps infini, vraiment. Vous, en revanche, vous me semblez plutôt pressés. Tellement pressés que vous êtes capables de franchir l’immense gouffre qui sépare une étoile d’une autre. Ce qui pose un problème de crédibilité, puisque voyager à la vitesse de la lumière est théoriquement impossible. D’un autre côté, il est aussi impensable de croire que vous ne puissiez pas être les personnes mêmes qui ont rendu visite à mon ami de Vent Divin. Voilà où nous en sommes. En admettant que vous puissiez voyager à la vitesse de la lumière, en quoi cela peut-il nous renseigner sur votre provenance ? Aimaina pense que vous avez été envoyés par les dieux, et plus particulièrement par ses ancêtres. Ce en quoi il a peut-être raison ; il est dans la nature même des dieux d’être imprévisibles et capables de réaliser ce qui n’a jamais été tenté auparavant. Pour ma part, j’ai toujours préféré les explications rationnelles, surtout dans les articles que j’espère voir publier. L’explication rationnelle serait donc de penser que vous venez d’un monde bien réel, et non pas du pays de la fée Clochette. Et puisque vous êtes capables d’aller d’une planète à une autre en un instant ou en un jour, vous pourriez venir de n’importe où. Ma famille et moi-même, cependant, pensons que vous venez de Lusitania.
— Pas moi, dit Wang-mu.
— Quant à moi, je suis originaire de la Terre, si je peux parler d’origines.
— Aimaina pense que vous venez de Dehors », dit Grace. L’espace d’un instant, Wang-mu crut qu’elle avait découvert comment Peter avait été créé. Puis elle s’avisa que Grace avait employé ces mots dans un sens théologique et non littéral. « La Terre des Dieux. Mais Malu m’a dit qu’il ne vous avait jamais vus là-bas, ou si c’est le cas, il ne savait pas que c’était vous. Ce qui me ramène au point de départ. Vous mentez sur tous les points, alors à quoi bon vous poser ces questions ?
— Je vous ai raconté la vérité, dit Wang-mu. Je viens de La Voie. Quant à Peter, ses origines, pour autant qu’il en ait, sont sur Terre. Mais le moyen de transport qui nous a amenés ici provient de Lusitania. »
Peter blêmit. Elle savait ce qu’il devait penser en ce moment : Pourquoi ne pas leur tendre la corde pour nous pendre, pendant que tu y es ? Mais Wang-mu devait se fier à son intuition, et celle-ci lui disait que Grace Drinker et sa famille ne représentaient pas une menace pour eux. En effet, si elle avait voulu les remettre aux mains des autorités, ne l’aurait-elle pas déjà fait ?
Grace regarda Wang-mu au fond des yeux et ne dit rien pendant un long moment. Puis elle lança : « Le poisson est bon, vous ne trouvez pas ?
— Je me demandais de quoi le glaçage était fait. Est-ce du sucre ?
— Du miel, quelques herbes, et pour tout dire, un peu de gras de cochon. J’espère que vous n’êtes pas un de ces rares métissages de religion chinoise, juive ou musulmane, parce que si c’est le cas, vous êtes désormais impure et cela me peinerait vraiment. Il est tellement compliqué de retrouver la pureté, m’a-t-on dit – en tout cas, ça l’est dans notre culture. »
Peter, rassuré du manque d’intérêt de Grace pour leur vaisseau miraculeux, tenta de revenir au sujet principal. « Alors, vous nous laisserez rencontrer Malu ?
— Malu décide de qui il veut voir ou non, mais il m’a dit que c’était vous qui décideriez de cette rencontre. C’est là sa façon de se montrer énigmatique.
— Gnomique », dit Wang-mu. Peter tressaillit.
« Pas vraiment, pas dans le sens de vouloir se montrer obscur. Malu entend être parfaitement clair, et selon lui, le spirituel n’est absolument pas mystique, il fait simplement partie de la vie. Je n’ai, pour ma part, jamais marché avec les morts, ni entendu les héros chanter leurs propres chansons, ni eu aucune vision de la création, mais je suis certaine que Malu, oui.
— Je vous prenais pour une intellectuelle, dit Peter.
— Si vous voulez parler avec cette Grace Drinker là, lisez mes articles et inscrivez-vous à un cours. Je croyais que c’était à moi que vous vouliez parler.
— C’est le cas, s’empressa de répondre Wang-mu. Peter est très pressé. Beaucoup d’éléments nous limitent dans le temps.
— À mon avis, la Flotte lusitanienne fait partie de ces éléments. Mais il y a moins urgence de ce côté-là que pour l’autre problème. L’ordre de fermeture du système informatique qui a été envoyé. »
Peter se raidit. « L’ordre a été envoyé ?
— Oui, il y a plusieurs semaines de cela, dit Grace d’un air perplexe. Oh, mon pauvre ami, je ne parlais pas de l’ordre de fermeture lui-même. Je parlais de celui nous invitant à nous y préparer. Vous en avez sûrement eu vent. »
Peter secoua la tête puisse détendit, affichant de nouveau une expression des plus sombres.
« Vous voulez sans doute parler à Malu avant que les réseaux ansibles soient fermés. Mais dans quel but ? continua-t-elle, comme si elle pensait à haute voix. Après tout, si vous pouvez voyager à la vitesse de la lumière, vous pouvez certainement adresser vos messages vous-mêmes. À moins que… »
Son fils lança une hypothèse. « Ils doivent envoyer leurs messages sur plusieurs planètes à la fois.