— Ou à plusieurs dieux à la fois ! » cria le père, qui éclata de rire à cette plaisanterie que Wang-mu, pour sa part, ne trouva pas le moins du monde amusante.
« Ou bien… » dit sa fille qui, allongée à côté de la table, rotait occasionnellement pour accélérer la digestion de son gargantuesque repas. « Ou bien ils ont besoin du réseau ansible pour voyager aussi vite qu’ils le font. »
Grace regarda Peter, qui avait instinctivement porté la main à l’oreille pour toucher la pierre. « Ou bien vous êtes connectés au virus que nous essayons d’éliminer en fermant tous les systèmes informatiques, et qui, précisément, vous permet de voyager plus vite que la lumière.
— Ce n’est pas un virus, dit Wang-mu. C’est une personne. Une entité vivante. Et vous allez aider le Congrès à la tuer, alors qu’il s’agit de l’unique exemplaire de son espèce et qu’elle n’a jamais fait de mal à personne.
— Ils deviennent nerveux quand quelque chose – ou quelqu’un, si vous préférez – peut faire disparaître leur Flotte.
— N’empêche qu’elle est toujours là, objecta Wang-mu.
— N’allons pas nous quereller, dit Grace. Disons que maintenant que j’ai obtenu de vous la vérité, il serait peut-être bon que Malu prenne le temps d’écouter ce que vous avez à lui dire.
— Détient-il la vérité ? demanda Peter.
— Non. Mais il sait où la trouver, et il peut en apercevoir des fragments et nous en faire part. J’estime que ce n’est déjà pas si mal.
— Et nous pouvons le voir ?
— Il faudra vous purifier pendant une semaine avant de pouvoir poser le pied sur Atatua…
— Les pieds impurs chatouillent les Dieux ! hurla son mari en s’esclaffant de nouveau. C’est pour cela qu’on l’appelle « l’île du Dieu Riant » ! »
Peter s’agita, mal à l’aise.
« Les blagues de mon mari ne vous font pas rire ? demanda Grace.
— Non, je crois que… je veux dire qu’elles ne sont pas… enfin, je ne les comprends pas toujours, voilà.
— C’est parce qu’elles ne sont pas toujours drôles. Mais mon mari se fait fort d’être toujours de bonne humeur et de rire de tout pour éviter de s’énerver et de vous tuer de ses propres mains. »
Wang-mu manqua de s’étouffer, car elle comprit immédiatement que ce n’était pas une exagération ; sans l’admettre, elle s’était rendu compte de la rage qui se cachait sous le rire tonitruant du colosse, et en regardant ses énormes mains calleuses, elle comprit qu’il pouvait la réduire en miettes sans le moindre effort.
« Pourquoi nous menacer ? demanda Peter, un peu trop agressif au goût de Wang-mu.
— Au contraire, dit Grace. Je viens de vous dire que mon mari a bien l’intention de ne pas laisser votre audace et votre attitude blasphématoire le mettre en colère. Vous voulez visiter Atatua sans prendre la peine de savoir cela : vous laisser y poser ne serait-ce qu’un orteil sans être purifiés et sans y être invités serait un déshonneur pour notre famille sur cent générations ! Il me semble qu’il fait un effort considérable pour ne pas venger cet affront.
— Nous ne pouvions pas savoir, dit Wang-mu.
— Lui le savait, dit Grace en désignant Peter. Parce qu’il a l’oreille qui entend tout. »
Peter rougit. « J’entends ce qu’elle me dit. Mais je ne peux entendre ce qu’elle ne veut pas me dire.
— Ainsi… on vous dirige. Aimaina avait raison, vous obéissez bien à un être supérieur. De votre propre volonté ? Ou vous force-t-on ?
— C’est une question idiote, maman, dit sa fille. Si on les forçait, comment pourraient-ils l’admettre ?
— Les gens peuvent dire beaucoup de choses par leurs silences, lui retourna Grace. Tu t’en rendrais compte, si tu examinais de plus près les visages éloquents de ces menteurs étrangers.
— Ce n’est pas un être supérieur, dit Wang-mu. Pas comme vous l’entendez. Ce n’est pas un dieu. Bien qu’elle puisse contrôler beaucoup de choses et que sa connaissance soit immense. Mais elle n’est pas omnipotente, ni quoi que ce soit de ce genre, elle ne connaît pas tout, il lui arrive de se tromper, je ne peux pas dire non plus qu’elle fasse toujours preuve de bonté, on peut donc difficilement la qualifier de dieu parce qu’elle n’est pas parfaite. »
Grace secoua la tête. « Je ne parlais pas d’un dieu platonicien, de quelque perfection éthérée incomprise, seulement appréhendée. Ni de quelque être paradoxal comme on en débattait à Nicée, dont l’existence était constamment remise en cause par sa non-existence. Votre être supérieur, cette amie-pierre précieuse que votre compagnon porte à l’oreille comme un parasite – mais qui profite vraiment de l’autre ? – pourrait très bien être une déesse selon la définition qu’en donnent les Samoans. Vous pourriez être ses glorieux serviteurs. Vous pourriez l’incarner, autant que je sache.
— Mais vous êtes une intellectuelle, dit Wang-mu. Comme mon professeur Han Fei-Tzu, qui avait découvert que ce que nous appelions dieu n’était en réalité que des obsessions d’origine génétique, interprétées de façon à maintenir notre obédience à…
— Ce n’est pas parce que vos dieux n’existent pas qu’il en va de même des nôtres.
— Elle a sans doute traversé des champs entiers de dieux morts pour arriver jusqu’ici ! » lâcha son mari en hurlant de rire. Mais maintenant qu’elle savait ce que cachait ce rire, Wang-mu se sentit prise de peur.
Grace posa son énorme bras sur l’épaule frêle de Wang-mu. « Ne vous inquiétez pas. Mon mari est un homme civilisé et il n’a jamais tué personne.
— Ce n’est pas faute d’avoir essayé ! gronda-t-il. Non, je plaisante ! » Il riait au point d’en avoir presque les larmes aux yeux.
« Vous ne pouvez pas aller voir Malu, dit Grace, parce qu’il faudrait vous purifier, et je ne crois pas que vous soyez capables de tenir les promesses que vous êtes censés faire – êtes-vous seulement prêts à les faire en toute sincérité ? Ces promesses doivent pourtant être tenues. C’est pourquoi Malu va venir ici. Quelqu’un l’emmène en pirogue en ce moment même – il ne supporte pas les bateaux à moteur, ce qui devrait vous donner une idée des énormes efforts que tout le monde déploie pour que vous puissiez le rencontrer. Je voudrais simplement ajouter ceci : c’est un honneur extraordinaire que l’on vous fait et je vous conseille vivement de ne pas regarder cet homme de haut ni de l’écouter avec quelque arrogance académique ou scientifique. J’ai rencontré beaucoup de gens célèbres, certains d’une intelligence hors du commun, mais celui-ci est sans doute le plus grand sage que vous puissiez rencontrer, et si jamais vous deviez vous ennuyer, gardez bien ceci à l’esprit : Malu n’est pas stupide au point de penser que l’on peut isoler un fait de son contexte et le comprendre tel quel. Ainsi, tout ce qu’il dit, il le replace dans son contexte d’origine, et si cela signifie passer en revue toute l’histoire de l’humanité avant qu’il ne dise quelque chose qui vous paraisse pertinent, eh bien, je vous conseille de vous taire et d’écouter, parce que la plupart du temps, ce qu’il dit de plus intéressant est accidentel et hors propos, et si vous êtes assez malins pour vous en rendre compte, c’est que vous avez bien de la chance. Ai-je été assez claire ? »
Wang-mu regrettait d’avoir autant mangé. Elle se sentait malade de trac, et si elle vomissait, elle était persuadée qu’il lui faudrait une demi-heure pour se vider entièrement.
Peter, en revanche, se contenta d’acquiescer calmement. « Nous n’avions pas compris, Grace, même si ma partenaire a lu certains de vos écrits. Nous pensions rencontrer un philosophe, comme Aimaina, ou une intellectuelle, comme vous. Mais je comprends maintenant que nous sommes venus écouter un homme d’une grande sagesse et dont l’expérience atteint des sphères que nous n’avons jamais rencontrées, ni seulement imaginé rencontrer un jour. Nous écouterons donc en silence jusqu’à ce qu’il nous demande de lui poser des questions, et nous ferons confiance en son savoir, qui doit certainement dépasser le nôtre et dont nous avons grand besoin. »